25 décembre 2011

J'achète, donc je suis !


L’excitation monte. Les centres commerciaux sont bondés. Je le sais, j’en arrive. J’aurais aimé m’y rendre au petit matin, vers cinq heures disons, à un moment plus tranquille, mais je rêve…  Je mettrais tout de même un billet de cent que dans un avenir proche la majorité des magasins seront ouverts 24 sur 24.

Sur l'immense stationnement, le véhicule de Second Regard, l’émission des « affaires religieuses » de Radio-Canada. Des caméramans sont en train de filmer l’entrée des magasins. Les lieux du temple ont bien changé, remplacés par la nouvelle Église du consumérisme et ses cathédrales de la breloque. J’ai pensé qu’on allait probablement faire une émission là-dessus.

En retournant à la maison, je me suis posé cette question : quand serons-nous enfin rassasiés de ce dont nous avons déjà à satiété? C’est l’abondance dans nos vies, nous le savons bien. C’est même l’abondance du futile et du superflu, jetable à volonté. Et je me demande si un jour une pause se fera puisque de tout temps l’homme a trouvé sa satisfaction, son plaisir et son accomplissement dans ce qu’il ne possède pas encore.

La grande roue du désir éternellement insatisfait…

Puis il y a cette terrible équation dont il est délicat de discuter, car elle est devenue une sorte de tabou du capitalisme : j’aime dépenser pour acheter, puisque j’aime me faire plaisir, puisque j’ai de l’argent, puisque je suis riche, puisque je suis intelligent, et je veux le démontrer, parce que je suis quelqu’un de bien, ça va de soi!

L’autre jour, je me suis retrouvé dans un Apple Store, juste par curiosité. Je me suis planté au milieu de l’entrée et j’ai observé au moins une dizaine de minutes, comme figé au sol, non pas les produits en vente mais la cohue et l’effervescence causées par les gens de tous âges rassemblés et agglutinés autour de nouveaux gadgets technos. J’ai vu l’avidité, j’ai entendu dans la tête d'adultes des « maman, je le veux, tous mes amis l’ont! » Sidérant.
  
La méthode additive, pour se réaliser, a encore beaucoup d’avenir. On aime s’identifier à ses possessions, et plus on en a mieux on est.

Je n’ose même pas proposer d’essayer ça avec la méthode soustractive.

20 décembre 2011

La cité des prisonniers


Le jeune homme se tenait droit debout au milieu de la prairie. Il était seul. Il contempla quelques instants les hautes herbes qui ondulaient gracieusement au gré du vent, jusqu’à ce qu’il remarque cette cité plus au loin sur sa droite. Il aurait aimé baigner encore un temps dans cet océan d’herbes, mais quelque chose l’attirait vers la ville, une attraction indéfinissable.

Entraîné par le vent, il se retrouva à l’intérieur des murs de cette cité qu’il ne connaissait pas. Le jeune homme était curieux et dans l’expectative. Il sentait en lui toute la force d’un amour inébranlable, l’absence totale de peur et le pouvoir lumineux que confère une liberté sans limites. Ce sentiment puissant lui était apparu soudainement en mettant pied dans ce nouveau lieu. Rien ne pouvait vraiment le décrire. 

Il parvint bientôt sur une grande place entourée de tous côtés par les devantures en pierre de hautes résidences à étages avec leurs minuscules balcons en encorbellement ou garnies de simples fenêtres. Vers sa gauche, il aperçut ensuite un large escalier longeant la façade de plusieurs maisons et se terminant juste devant une porte monumentale en bois massif haute de dix mètres environ. Il s’avança lentement dans cette direction puis s’arrêta en face des quelques marches à gravir.

Un individu apparut au même moment. Il était habillé d’une toge blanche et portait une longue barbe de patriarche. Il s’arrêta net en haut des marches face au jeune homme. Immédiatement ce dernier décela dans le regard de l’occupant la marque de la suspicion, de la méfiance et même du mépris. Sans dire un mot, le jeune homme gravit lentement les marches, leva sa main droite à hauteur des yeux puis, d’un simple mouvement des doigts, intima l’autre de se tasser et même de quitter l’endroit. Il acquiesça sur le champ, sans broncher, ni même insister...

Le jeune homme s’approcha de la grande porte. Il la regarda attentivement. Elle s’ouvrit. Il pénétra à l’intérieur d’une grande salle peu éclairée, sans fenêtres, ni attraits particuliers. Il vit alors, en retrait au fond de la salle, une assemblée de femmes et d’hommes de tout âge. Ils étaient assis par terre, immobiles et en silence. Ils semblaient attendre. Tous étaient habillés de vêtements usés, troués et sales, prostrés dans une sorte de déchéance dont ils ne voyaient pas d’issue. À l’arrivée du jeune inconnu, ils se levèrent d’un bond. Ils l’entourèrent, devinant qu’il était celui qui apportait une délivrance. Le jeune homme esquissa un sourire puis toucha d’un seul doigt posé sur leur épaule chacune des personnes détenues dans cette prison. La porte étant ouverte, ils pouvaient désormais s’en aller, mais pas avant s’être d’abord émerveillés de constater que leurs vêtements étaient redevenus impeccables à la suite du toucher de l'inconnu.

Le jeune homme sortit à son tour, s’en alla s’asseoir sur un banc situé au milieu de la grande place. Lui vinrent alors à l’esprit ces mots lus maintes fois et qu’il avait longuement médité, ces mots écrits des mains mêmes de son ami et maître pour les hommes et les femmes qui désespèrent de leur condition. « L’homme est un dieu vêtu de haillons, un roi déchu prosterné devant ses propres sujets; il pourrait être libre, mais il préfère la prison de sa propre ignorance.»

Fatigué, il se reposa de longues minutes en silence. Puis un vent doux vint lui chuchoter à l’oreille qu’il était temps de repartir.

Un dur destin l’attendait.

15 décembre 2011

Les mots (5)

Escalier :
Spécialiste de l’ambigüité. Nous aide à mieux comprendre les opposés : parfois nous montons, parfois nous descendons. Si la science nous intéresse, voyons dans l’escalier cette unique raison d’être de nous faire éprouver la loi de la gravité sans nous blesser… 

Feu :
Où loge le feu avant qu’il advienne? Mystère. Dans le foyer, circonscrit, maîtrisé, il est le bon génie de la chaleur et de la lumière qui ensorcellent. Laissé à lui-même, il personnifie le destructeur. Qui contrôle le feu maîtrise l’être.

Montagne :
Envers de la platitude, du pareil, de l’égal. La montagne nous renvoie à notre propre grandeur lorsque nous la contemplons. C’est pourquoi nous cherchons à la grimper pour nous dépasser.

Yeux :
Comment nous verrions-nous… si nous n’avions pas d’yeux? Serions-nous des êtres d’une autre planète? Dans les yeux se loge la profondeur de bien des océans, et leur beauté et leur brillance annoncent toutes les splendeurs des autres mondes.

Neige :
Le lait de mes hivers. Lumière floconneuse de toutes les couleurs caressant les reins de la terre. Entité silencieuse à l’esprit magique du nord perdu. Derrière le calme, derrière la contemplation se trouve une couverture de neige qui ralentit la course ahurie des désirs insatiables.  

Or :
Un luxe de lumière d’or ruisselle sur ses épaules… Fascination et débordements... Est-ce que l’or rend fou? Je l’ai déjà cherché dans une rivière et l’eau, ratoureuse et secrète, m’a conduit vers un trésor caché au centre de l’être.     

Parole :
N’a de valeur réelle qu’issue de la densité du silence. Dans le cas contraire, elle n’est que bruit de bouche accroché à la rumeur ambiante, aux dépôts à la mode, à la mémoire morte et aux croyances absurdes et figées. Aussi bien dire qu’il vaudrait mieux apprendre à se taire plutôt que de l’utiliser de si piètre manière.  

13 décembre 2011

Se dépasser


« Aimer l’autre, ce n’est pas le laisser se complaire dans ses caprices et ses limites, c’est l’amener à se dépasser. »  

Pierre Bertrand, L'intime et le prochain.

12 décembre 2011

Méditations sur la beauté


Quelques citations glanées du livre de François Cheng, Cinq méditations sur la beauté.

* (…) l’univers n’est pas obligé d’être beau, et pourtant il est beau.

* Je comprends d’instinct que sans la beauté la vie ne vaut probablement pas la peine d’être vécue, et que d’autre part une certaine forme de mal vient justement de l’usage terriblement perverti de la beauté.

* Et la beauté? Elle existe, sans que nullement sa nécessité, au premier abord, paraisse évidente. Elle est là, de façon omniprésente, insistante, pénétrante, tout en donnant l’impression d’être superflue, c’est là son mystère, c’est là, à nos yeux, le plus grand mystère.

* À mes yeux, c’est avec l’unicité que commence la possibilité de la beauté : l’être n’est plus un robot, ni une simple figure au milieu d’autres figures. L’unicité transforme chaque être en présence, laquelle, à l’image d’une fleur ou d’un arbre, n’a de cesse de tendre, dans le temps, vers la plénitude de son éclat, qui est la définition même de la beauté.

* L’Âme est « basse continue » de chaque être, cette musique rythmique, presque à l’unisson du battement de cœur, que chacun porte en soi depuis sa naissance. Elle se situe à un niveau plus intime, plus profond que la conscience, parfois en sourdine, parfois étouffée, jamais interrompue cependant, et qui, à des moments d’émotions ou d’éveil, se fait entendre. Se faire entendre et résonner, c’est sa manière d’être. Résonner, voilà le mot juste. Résonner en soi, résonner à la basse continue d’un autre, résonner à la basse continue de l’univers vivant, c’est sa chance d’être immortelle. « Chanter, c’est être », affirme Rilke. Existe-t-il pour l’âme une autre loi que celle-ci : « N’empêchez pas la musique »?

* Oui la beauté ne saurait jamais nous faire oublier notre condition tragique. Il y a une beauté profondément humaine, ce feu d’esprit qui brûle, s’il brûle, au-delà du tragique.

* L’art authentique en soi est une conquête de l’esprit; il élève l’homme à la dignité du Créateur, fait jaillir des ténèbres du destin un éclair d’émotion et de jouissance mémorable, une lueur de passion et de compassion partageable. Par ses formes toujours renouvelées, il tend vers la vie ouverte en abattant les cloisons de l’habitude et en provoquant une manière neuve de percevoir et de vivre.

2 décembre 2011

Écrire pour survivre


«Écrire est une arme pour lutter, pour persévérer. La vie est souvent difficile, cruelle, voire brutale. Écrire aide à passer au travers, à se faufiler, à déplacer les impasses. Écrire ne consiste pas à faire de la littérature avec la vie, mais, tout au contraire, de la vie avec la littérature. C’est dans l’acte d’écrire que les lectures, les impressions, les idées reprennent le plus vif contact avec la vie la plus concrète. Car écrire est une question de vie ou de mort. On écrit pour survivre, non pas nécessairement pour ne pas se tuer, comme le dit Cioran, mais, plus profondément, pour ne pas être un mort vivant, pour insuffler une vitalité particulière à une quotidienneté qui risque toujours de tomber dans la routine, dans la monotonie.» 

Pierre Bertrand, Le cœur silencieux des choses, Liber

1 décembre 2011

L'ignorance


J’ignore tant que je désespère d’une magie qui pourrait me transporter vers un lieu de tous les possibles.

Je ne sais rien de maints pays, de leurs villes et leurs habitants. Je ne sais rien d’Ispahan, de Moscou, de Kyoto, de Samarkand. Je ne sais rien des grands déserts et des Îles Fidji, ces paradis perdus dans le Pacifique.

Je n’ai jamais construit de maison ni réparé de mécaniques subtiles. Je ne sais jouer du piano, conduire un orchestre, manipuler le pinceau. Je n’ai jamais pu lancer une balle sur une vraie butte de baseball dans un stade. Je ne sais rien de gérer une entreprise.

J’ignore plein de saveurs, de musiques, d’architectures. J’ignore tout de langues étrangères, de la danse des mots qui font vibrer le plus profond de l’homme partout sur terre. Que j’aimerais embrasser le portugais, étreindre le mandarin, chanter le swahili!

J’ignore tant que cette carence me fait désespérer de ne pas vivre encore un million d’années...

Le philosophe nous exhorte cependant à ne pas ignorer que nous ignorons. Je sais que je sais peu et ce savoir si mince, si discret soit-il, me conduit tout de même d’étonnement en étonnement. Je dois avouer cependant que malgré ces multiples expériences et réalisations manquées dont j’admets l’impossibilité de pouvoir vivre un jour, je dois avouer, dis-je, que je préfèrerai toujours ne connaître qu’une seule vérité que de me disperser dans mille égarements sans fondements.

Puis-je d’ailleurs affirmer qu’une vérité, une seule, absorbée corps et âme, réalisée et comprise jusque dans chacune des fibres de son être, dégage autant d’énergie que la fission d’un atome?

Réfléchir

Entre réflexe et réflexion, il y a un monde. 

30 novembre 2011

Les mots (4)

Banc :
Le banc est la retraite des pauvres, la demeure secrète et le royaume des insoumis. Lorsque la terre tremble, c’est une assise pour notre désarroi. Le banc existe pour que l’homme exerce son talent de veilleur et amorce sa lente remontée à la surface du monde.

Forêt :
Là où rien ne bouge, là où tout vibre. Là où le silence permet de concevoir des bonheurs et des emportements dans l’écorce du réel. Marcher dans la forêt conduit aux portes du détachement et de la simplicité.

Main :
Condense en un point l’énergie de l’homme. Mieux vaut la tenir ouverte et que son doigté s’exerce. Elle manipule, caresse, soigne, elle est si indispensable, si précieuse et nous l’oublions quand même. Pourtant, elle est juste à portée de main…  

Pluie :
Je veux me pleuvoir et traverser le ciel jusqu’à féconder la terre.

Cerise :
Petit fruit joyeux dans nos bouches souriantes. Sur le gâteau de mon enfance, elle se voulait sauvage et m’accompagnait chaque fois aux abords des sentiers de mes jeux fous. Elle explosait d’orgueil sur tous les sundaes de mes étés.

Vélo :
Extension de soi avec des roues. Il déclenche la permission de nous griser de vitesse sans effort. Il se greffe et se colle si bien au corps que nous finissons par l’oublier, au point même qu’il nous transporte ailleurs inconsciemment. Le vélo fait renaître le ti-cul que nous sommes, si nous l’avons négligé. 

29 novembre 2011

Sans titre


Je reluque les titres d’ouvrages que je retrouve parfois au terme d’un livre dont la lecture m’a plu. Même si je suis curieux de tout, je n’ai pas le temps de tout lire, ça va de soi. Je me contente donc des titres et j’essaie d’imaginer la suite. Je me demande alors ce qu’ils ont à raconter et pourquoi ils méritent d’être publiés.

Que cachent tous ces titres de livres? Que viendraient-ils me révéler? Je ne le saurai probablement jamais. Je présume seulement une inconcevable diversité qui illustre l’extraordinaire paysage imaginaire de l’être humain ainsi que l’abondance des expériences relatées.

Le roman raconte l’existence. C’est sa raison d’être. Je pense à Milan Kundera qui écrit ceci dans L’Art du roman : « L’homme se trouve dans un vrai tourbillon de la réduction où le monde de la vie s’obscurcit fatalement et où l’être tombe dans l’oubli. Or si la raison d’être du roman est de tenir le monde de la vie sous un éclairage perpétuel et de nous protéger contre l’oubli de l’être, l’existence du roman n’est-elle pas aujourd’hui plus nécessaire que jamais? »

Je suis pour cette diversité qui rend compte du monde de la vie. C’est le propre du roman et le roman commence par un titre. J’attends de ce titre qu’il me fasse fantasmer, à tout le moins, sans même avoir lu le livre. Les titres augurent ainsi d'univers de possibilités, de rêves et de folies.

Des exemples?

J’ai noté ceux-ci pour leur image et leur force d’évocation : « L’homme-jasmin », « L’hameçon d’or », « L’opéra flottant » ou encore « La mer couleur de vin », « Le sanatorium au croque-mort », « La tempête et l’écho », « Un, personne et cent mille ». J’ai aussi essayé de voir où me mènerait de tels titres : « La feuille repliée », « Voyage de l’autre côté » et « Le dieu scorpion ».

Je me suis amusé moi-même à inventer des titres comme « Un sombre héros » (imaginez un mexicain affalé sous un soleil de plomb), « Saint-Immobile » (dans mon rêve, il y avait cette personne qui pouvait se statufier pendant des heures et même des jours. On en a fait un saint…)

Le tour de force serait d’écrire un roman dont le sujet pourrait être ce personnage constamment à la recherche de titres pour tous les romans qu’il n’écrira jamais. Je m’y attèle, mais il faut d’abord que je trouve un titre...


27 novembre 2011

Règles de sagesse Soufi


Tirées du livre d’Elif Shafak: Soufi, mon amour.

 « Si tu veux renforcer ta foi, il te faudra adoucir ton cœur. À cause d‘une maladie, d’un accident, d’une perte ou d’une frayeur, d’une manière ou d’une autre, nous sommes tous confrontés à des incidents qui nous apprennent à devenir moins égoïstes, à moins juger les autres, à montrer plus de compassion et de générosité. Pourtant, certains apprennent la leçon, et réussissent à être plus doux, alors que d’autres deviennent plus durs encore. Le seul moyen d’approcher la Vérité est d’ouvrir son cœur afin qu’il englobe toute l’humanité et qu’il reste encore de la place pour plus d’amour. »

« Rien ne devrait se dresser entre toi et Dieu. Ni iman, ni prêtre, ni maître spirituel, pas même ta foi. Crois en tes valeurs et tes règles, mais ne les impose jamais à d’autres. Sois ferme dans ta foi, mais garde ton cœur aussi doux qu’une plume. Apprends la Vérité, mon ami, mais ne transforme pas tes vérités en fétiches.»

« Tandis que chacun, en ce monde, lutte pour arriver quelque part et devenir quelqu’un, alors que tout cela restera derrière eux quand ils mourront, toi, tu vises l’étape ultime de la vacuité. Vis cette vie comme si elle était aussi légère et vide que le chiffre zéro. Nous ne sommes pas différents de pots : ce ne sont pas les décorations au-dehors, mais la vie à l’intérieur qui nous fait tenir droits.»

« La soumission ne signifie pas qu’on est faible ou passif. Elle ne conduit ni au fatalisme ni à la capitulation. À l’inverse, le vrai pouvoir réside dans la soumission – un pouvoir qui vient de l’intérieur. Ceux qui se soumettent à l’essence divine de la vie vivront sans que leur tranquillité ou leur paix intérieure soit perturbée, même quand le vaste monde va de turbulences en turbulences.»


25 novembre 2011

"Testament"


Un très beau texte sur la mort de Josée Blanchette dans le Devoir du 25 novembre 2011. Elle termine avec ces mots, comme du bonbon fort :

« J'ai appris deux leçons de la vie : il faut tout dire à au moins une personne. Puis il faut se taire pour s'entendre avec soi-même. »

                                                                     Joblog (Sous la surface)

24 novembre 2011

Générer la générosité


C’est comme le retour des oies blanches à la même période chaque année. Dans mon courrier apparaît une envolée de lettres venant me quémander ces quelques dollars pour une cause toujours juste. L’expéditeur a raison, comment rester insensible face au cancer, aux sourds, aux aveugles et à tous ces Petits Frères des pauvres?

Comprenez bien. Je ne suis pas contre le fait de quémander et d’offrir des dons en argent. C’est d’en faire un système, une organisation, quasiment une industrie avec ses affaires courantes qui me rend mal à l’aise. On est loin du geste spontané et de cet élan du cœur qui génère le véritable don.

La générosité est une vertu. À ne pas confondre avec la planification d’entreprises dont le but est de faire naître des gestes que l’on nomme de solidarité dans l’intérêt de certains groupes de personnes que l’on dit défavorisées, mal en point ou incapables d’autonomie. C’est une idée qui nous est « vendue » afin que nous l’achetions… avec de l’argent.

Il y a commerce.

Je préfère le don de sa propre personne, de son temps, de sa créativité, de sa bonne humeur, de sa nourriture. Je préfère, si c’est de l’argent, le donner directement à la personne devant moi. J’en connais qui vont donner un petit concert de musique devant un auditoire d’individus en phase terminale.

La générosité, le véritable don n’impliquent pas de reçu aux fins d’impôt et ne sont pas requis comme par hasard qu'en une certaine période de l’année seulement. La générosité est une vertu individuelle d’abord et avant tout. Elle s’exécute bien humblement dans l’espoir d’apporter un peu de bien-être ou peut-être un baume à l’autre devant soi.

C’est déjà beaucoup.

22 novembre 2011

Une chorale d'oiseaux


Ils surgissent à tout coup en bande, une dizaine environ à la fois. Je les rencontre lors de mes déambulations à travers les rues ou les parcs, à l’épicerie. Leur démarche est caractéristique, plutôt gauche et désarticulée comme si des fils invisibles les soutenaient. Ce ne sont pas des pantins. Cette bande qui avance lentement et entourée d’accompagnateurs, chaque fois elle me fait sourire, chaque fois une sorte de tendresse surgit en moi et vient les étreindre.

Ils sont adolescents ou jeunes adultes pour la plupart, mais dans leurs yeux et leurs baragouins il est facile de déceler la couleur de la petite enfance. Lorsque je les croise, un des leurs m’envoie la main, un autre peut me lancer un gros allo bien sonore. L’autre jour à l’épicerie quelques-uns me suivaient en ligne près du comptoir de paiement. Dans leurs mains chacun tenait un item, un trésor unique à apporter comme nourriture. Je les ai observés attentivement. J’ai vu de jeunes êtres humains dans toute leur innocence et leur vulnérabilité. Mais encore une fois, je n’ai pu m’empêcher de sourire à leur étrange beauté. Ils me fascinent.

Cette existence d’être humain handicapé, cette existence saugrenue, irréelle, désavantagée, que vient-elle me dire? Je l’observe et me tais. Ces êtres humains existent parce qu’ils existent, il n’y a pas de pourquoi. « La rose est sans pourquoi, elle fleurit parce qu’elle fleurit », nous dit Angelus Silesius.

Tout de même.

J’essaie de pénétrer ce mystère et n’y arrive pas. Que reste-t-il dans un être humain quand l’intelligence n’y est pas, ou si peu? Comment voit-il son entourage? Les émotions sont-elles amplifiées? À quoi rêve-t-il la nuit?

Je peux imaginer la folie et la détresse profonde de la dépression. Je peux comprendre un handicap physique grave, être aveugle, sourd, paraplégique et j’en passe. Mais un individu est-il dépourvu si grandement de possibilités lorsqu’il conserve toute sa vie l’intelligence d’un enfant? Qu’apprend-il? Peut-il tout de même se réaliser? Est-ce que cette dernière question est absurde? Impossible d’être taxé d’anthropomorphisme ici, je parle d’un autre être humain.

J’aime ma petite bande. C’est ma chorale d’oiseaux. Voilà.

  

21 novembre 2011

Se laisser dépasser


"L’ultime démarche de la raison est de reconnaître qu’il y a une infinité de choses qui la dépassent."
Pascal

17 novembre 2011

Les mots (3)

Livre :
S’arrêter. Évacuer ses propres pensées. Se jouer du temps. Sauter dans l’imaginaire. Cesser de faire et de s’en faire. Devenir un autre. Réaliser l’impossible. Connaître. S’émouvoir. Des trésors, que des trésors cachés auprès des livres!

Thé :
Ah le thé, l’hiver! Odeur et chaleur à portée des doigts. Douceur à marier en tout temps, en fait. Celui que je préfère n’a jamais perdu de sa verdeur. Il se conjugue avec l’orient lointain, se sert lentement, se déguste lentement. Il est l’apogée du plaisir serein.

Table :
Nourricière de par son essence. Laissée à elle-même, seule dans son coin, elle devient encombrante. Habillez-la, garnissez-la, elle exulte et magnétise. C’est autour d’une table que très souvent la conversation s’épanouit.

Sentier :
Tout sauf droit, ennuyant, banal et sans surprises. Il camoufle des parfums discrets, longe le foisonnement, l’inconnu, le danger. Même s’il est battu, il n’en recèle pas moins des splendeurs cachées quand nous le foulons pour la première fois. Si humble soit-il, il conduit inévitablement au bonheur.

Lune :
Celle qui effleure notre conscience. Si changeante, si en amitié avec les étoiles, si lumineuse parfois. Féminine? Pourquoi donc? Parce qu’elle s’efface devant le soleil? La lune est reine sur le grand jeu d’échecs de l’existence. Elle bouge si bien…

Vieillard :
Début de la fin. Mais début quand même! Non pas rebut. On ne rejette pas, on ne renie pas toute une vie d’être humain; c’est précieux une vie entière qui s’achève, ça rayonne! Un vieillard n’a plus rien à prouver, c’est pourquoi il donne tant.

Musique :
Impensable, étonnante. Liée, comme le temps, comme l’amour, comme la lumière, au mystère du réel. Rythme de la vie. Don du ciel. Si un dieu existe, il ne peut être que musique.        

16 novembre 2011

Les chemins de terre


Souvent, la nuit, me voyant dans l’impossibilité de m’endormir et de glisser dans le rêve, je m’attarde à écrire dans un cahier imaginaire des bouts d’histoires ou des pensées qui surgissent spontanément et avec aisance, car ma raison s’est retirée dans ses appartements. Les mots défilent avec lenteur et précision. Ils me révèlent cette idée (ou croyance?) qu’il serait plus facile d’explorer tous les continents de la terre que de s’abandonner à voguer seulement quelques instants sur notre mer intérieure. Mais est-ce vrai?
 
Puis les mots repartent dans un autre sens, dans la description d’un chemin de terre qui me conduit à travers champ, qui longe un muret de vieilles pierres et s’élance bientôt dans une vaste pinède ombragée, se terminant à l’orée d’un lac en bordure duquel paresse un refuge de bois ronds, des volets bleus de chaque coté de ses fenêtres et sa minuscule dépendance où viennent se reposer seulement ces voyageurs chevronnés, ceux qui ont délaissé les autoroutes surchargées, l’agitation et cette masse qui se sent rassuré par une vie trépidante, une « euphorie perpétuelle », mais au contraire paniquée à l’idée d’explorer des voies perdues et sinueuses qui nous entraînent vers ces endroits où trônent des refuges en bois ronds avec de jolis volets colorés et ces quelques bosquets d’arbustes qui les enserrent avec tendresse, des endroits de bénédiction, en harmonie avec cette nature sauvage qui nous réapprend à contrôler nos peurs, à dompter notre raison et surtout apprécier cette vie en majuscule foisonnante et changeante, se fichant bien de nos velléités de contrôle absurde.

Ces mots qui me viennent dans la noirceur de ma chambre à coucher et qui m’incitent à l’écriture, me voyant les écrire plus tard comme maintenant je le fais, cette conscience d’un temps paradoxal où j’écris maintenant ce que j’ai songé à faire avant près du sommeil, me donnent le vertige.

Je ne demande rien, je n’exige que des moments de silence loin de toute agitation, et lorsqu’ils apparaissent dans la nuit près du sommeil je les saisis par le chignon du cou, je les empoigne fermement et les enjoint à me propulser dans une dimension inconnue qui se raconte et se dit en des mots d’homme sensé et sensible, éloigné de tous les clichés à la mode.


15 novembre 2011

Vieillesse

"C'est seulement quand il est âgé que l'homme peut ignorer l'opinion du troupeau, l'opinion du public et de l'avenir. Il est seul avec sa mort prochaine et la mort n'a ni yeux ni oreilles, il n'a pas besoin de lui plaire; il peut faire et dire ce qui lui plaît à lui-même de faire et de dire."

Milan Kundera

10 novembre 2011

"Terre du Milieu"


Ne reculant devant rien, nous partons en direction des montagnes qui longent notre grand fleuve. La journée s’annonce favorable, un vent calme, un soleil plein d’ardeur. Nous gagnons les Caps. Les Caps, dépassé la Côte de Beaupré, qui nous attendent bien sagement avec leur majesté qui en impose, vu leur hauteur, vu leur beauté.

Juste au début du sentier, je découvre gisant par terre un bâton de marche, parfait pour ma grandeur, solide, avec une encoche sur l’extrémité pour facilité la grippe. Comme s’il m’attendait lui aussi.

La première demi-heure, nous la grimpons à pic. Nous soufflons, nous peinons.

Pourquoi cette souffrance? Pourquoi s’échiner contre la gravité? Parce que là-haut le spectacle de l’immensité, du silence et de la beauté nous envahit et vient effacer d’un coup le portrait factice que nous avons de nous-mêmes. Un grand corbeau nous salue au passage de sa voix grasse. Tout autour de nous est grandiose.

Nous sommes petits comme des hobbits, marchant sur la Terre du Milieu et profitant pour le mieux du « temps qui nous est imparti », comme le suggère Tolkien. L’image de ces petits êtres pleins d’entrain et de courage, mais enclins aussi à la paresse, à la gourmandise, joueurs et querelleurs, n’est pas sans rappeler notre propre condition. L’auteur du "Seigneur des Anneaux" a vu juste. Dans la marche sur notre propre destin nous sommes bien minuscules et remplis de contradictions.    

Nous sommes seuls. Nous contournons bientôt la montagne qui surplombe le Cap Rouge. Plusieurs grands arbres sont couchés par terre, rendant plus difficile notre progression. Pourquoi ces efforts insensés, pourquoi ce combat permanent contre l’inertie? Le cours d’un petit ruisseau nous révèle sans doute une part de la réponse, celle d’un rendez-vous unique et précieux avec la musique et l’intelligence créatrice de la nature sauvage.
 
Nous longeons ensuite une longue paroi rocheuse et lisse à notre gauche. Je songe encore une fois aux hobbits. Je jette un regard sur cette paroi à la recherche d’une porte qui nous conduirait à l’intérieur de la montagne, un accès aux forces souterraines, à ses immensités. Et je souris à ma folie...

Juste après, un bataillon d’elfes de la forêt nous envahit de tous côtés. Ils nous précèdent en sautillant d’arbre en arbre. Petits êtres agiles et pleins de gaité, les chardonnerets des pins nous conduisent droit au paradis et chantonnent pour nous des airs d’éternité.

Mon bâton a tenu le coup. Je le garde avec moi, son pouvoir est indéniable.

Il faut voir comment il a pu me transporter des Caps jusqu’à la « Terre du Milieu. »!  

7 novembre 2011

L'attente


Je l’avoue, je n’aime pas les salles d’attente. Pas que je suis impatient, c’est plutôt l’endroit, le lieu physique même qui m’exaspère, avec en prime cette indécrottable impression de perdre mon temps qui effleure constamment mon esprit. Une salle d’attente au bord de la mer, au pied d’une montagne, à travers la verdure d’un champ serait bien. Pas moins que ça, toutefois.

Ce matin, je suis au garage à fourbir mes armes pour affronter l’adversité. Ma voiture a besoin de soin, l’hiver arrive, il y a nécessité. J’ai donc prévu le coup et j’ai apporté de la lecture pour parer toutes éventualités.

À ma gauche, au-dessus des têtes, la télévision brandit ses images des émissions du matin, la météo, les sports, commentaires songés perçus en sourdine: réservoir de distraction où bien peu autour de moi s’alimente.

J’essaie de lire.

Une grande dame joliment vêtue surgit avec un panier rempli de friandises, plonge sa main dedans et emplit à ras bord un petit vase en verre de forme triangulaire situé sur une table basse au milieu de la place. Un petit bonbon pour passer le temps? L’Halloween a été fêtée il y a une semaine et le personnel apporte dans leur lieu de travail les excès de sucrerie qui n’iront pas dans la bouche de leurs enfants.

Deux femmes sont assises en face de moi. Elles font la lecture de livres épais comme ça. Trois jeunes hommes âgés de trente ans environ viennent se joindre à la troupe, sortent de leurs étuis leurs bidules, s’installent puis font aller leurs doigts sur l’écran minuscule de leurs gadgets. Voilà la différence fondamentale entre la femme et l’homme.

Je continue la lecture de mon livre. J’ai apporté La lenteur de Milan Kundera. À la page dix-huit dans l’édition folio, l’auteur cite le philosophe Épicure : « L’homme sage ne cherche aucune activité liée à la lutte. »

Je prends note. Attends quelques minutes puis me lève pour me dégourdir.

En passant devant le bureau d’accueil, je vois mon trousseau de clefs. Surprise, ma voiture est déjà prête!

Le temps passe vite lorsqu’il y a absence de lutte…  

  

3 novembre 2011

Le cône et l'or


On ne saurait mieux dire en termes poétiques l’ouverture de l’homme porté par la richesse de sa dimension intérieure.


« Le cône inversé, par son sommet ouvert,
Laisse glisser le sable minutieux.
Or graduel, il emplit en tombant
Le cristal concave qui clôt son univers. »

Jorge Luis Borges.  L'auteur et autres textes.

31 octobre 2011

Les mots (2)

Nuage :
Abysse inversé qui conduit à la dépression ou à la diversion. On aime ou on n’aime pas. Moi j’aime. J’envie ces gros lourdauds qui broutent dans le silence bleu. Ils m’invitent à sauter dans leur enclos et pénétrer leurs secrets aériens.

Visage :
Ton visage que j’aime embrasser et entourer de mes mains… Mais ne cache-t-il pas plus qu’il ne m’en dévoile? Fine pellicule qui maquille l’essentiel? Comment savoir ce que représente ce visage puisque l’essence d’un humain se trouve au cœur même de son être? Je cogne à sa porte et attends une réponse…

Fleuve :
Il en faut un, juste à soi. Pour le traverser, le naviguer et en faire le couloir de changements profonds, d’atmosphères renouvelées et rencontres fortuites. Inspire des destinées, force l’admiration et le respect. Puissant symbole de nos vies entières.

Arbre :
Sa beauté (sa noblesse, en fait) réside dans la force de son enracinement. Un être de grandeur, énorme, qui n’aspire qu’à la lumière, qui s’inspire de la terre; et pourtant si humble, silencieux, constant dans sa présence et sans lequel notre vie manquerait... de vie. Permet d’affermir les muscles des enfants et leur faire entrevoir les choses plus haut que de leurs trois pommes.     

Échecs :
Noble jeu. L’infini gravé sur soixante-quatre cases. Porte la signification que la réalité n’est ni noire ni blanche, mais l’amalgame de ces deux couleurs. Support à la danse d’émotions intenses. Champs de mines. Feux croisés de problèmes insolubles. Condensés de la vie.

Pomme :
Non pas défendu, mais fruit de l’éclat en bouche. Fruit de la sensualité et du bonheur terrestre avant le froid. L’automne dans mon panier à souhait. Chargement de mes étés, récolte dans l’allégresse et nourriture bénite pour de longs moments à passer dans la blancheur à venir.   

Le quotidien


« Le quotidien. Ce n’est pas seulement ennui, futilité, répétitivité, médiocrité; c’est aussi beauté; par exemple le sortilège des atmosphères; chacun le connaît à partir de sa propre vie; une musique qu’on entend doucement de l’appartement voisin; le vent qui fait trembloter la fenêtre; la voix monotone d’un professeur qu’une étudiante en plein chagrin d’amour entend sans l’écouter; ces circonstances futiles impriment une marque d’inimitable singularité à un événement intime qui devient ainsi daté et inoubliable. »

Milan Kundera, Le rideau.

20 octobre 2011

C'est beau la Finlande!


Il y a des endroits plus inspirants que d’autres. Près de chez moi, ce sont les Marais du Nord, à quelques vingt minutes en auto, pas plus. L’autre bout d’un monde… Perdu dans la forêt, un belvédère haut perché : nous voyons au loin l’étendue du lac St-Charles, les feuillus en bouquets dénudés et tous les résineux qui tiennent le fort dans leur armure verte. C’est beau la Finlande, que nous nous disons. Si proche, à notre portée.

L’univers en entier, dans notre regard.

Un personnage rencontré nourrit mésanges et sittelles avec des noix de Grenoble broyées et déposées dans un petit bol de plastique au creux de sa main. Il irradie. Pour lui, les marais c’est l’église des petites bêtes. Je lui rétorque que c’est plutôt une cathédrale. La forêt, la nature, notre véritable cathédrale à tous, notre lieu de recueillement.

Nous marchons en silence sur une broderie de feuilles multicolores. Il n’y a rien pour nous inviter ailleurs, pour nous distraire. Tout est là, maintenant, cette lumière, ces odeurs. Nous pourrions mourir tous les deux sans regret, inondés de beauté.

Nous sommes maintenant assis et savourons, en silence encore une fois, notre lunch frugal digne d’un grand restaurant. Pas d’agitation, pas d’énervement, lentement. Je pense laisser le pourboire de ma vie entière en gratitude pour cet endroit précieux, pour ce moment.

Me viennent alors ces mots pour ma douce, ma compagne, ma sœur, mon amour, ces mots comme une fine dentelle, ces mots d’un autre âge, d’une poésie oubliée : « Suis donc content que tu fermes ta gueule! » Je la vois saisie par ce flot ravageur de tendresse, ce collier de perles déposé avec tant de délicatesse sur son cœur.

Et après tout ce silence, notre retenue et notre énergie endiguée, qu’aurions-nous pu accorder d’autres que nos rires éclatés à cette cathédrale perdue en forêt de Finlande?  

18 octobre 2011

Devenir un Bouddha, sans plus


Le titre est évidemment une boutade : « Comment devenir un Bouddha en cinq semaines ». Ce petit livre de Giulo Cesare Giacobbe se lit d'ailleurs avec son fond d’humour et de légèreté, l’auteur ne se prenant visiblement pas au sérieux, tout docteur en philosophie et psychologie qu’il est. S'il vous plait, à ne pas confondre avec ces ouvrages que nous retrouvons à la tonne sur le marché et qui nous garantissent la richesse à coup sûr en un mois ou la réalisation de soi en dix-neuf étapes faciles. 

Malgré le ton donné à son livre, Cesare Giaccobe demeure sérieux et connaît (vulgarise) très bien son sujet.

Voyez plutôt : « Un Bouddha n’est pas un dieu, un saint, un surhomme ou un être surnaturel. C’est l’un d’entre nous. Une personne ordinaire. C’est simplement quelqu’un qui a éliminé la souffrance. Pas du monde, bien sûr, mais en lui. »

Mais comment? C’est là toute la question.

En début de livre, l’auteur nous donne cette précision savoureuse : « Son objectif (le livre) est de présenter la méthode psychologique enseignée à l’origine par le Bouddha. (Cela signifie que vous n’aurez pas à vous raser la tête ni à mendier pour vivre. Et, mieux encore, vous ne serez pas obligé de porter une tenue orange tous les jours. Un sérieux avantage si vous préférez d’autres couleurs…). »

Très pertinent, et à la fois simple et profond.

M’en reparlerez.  

17 octobre 2011

Les mots (1)

Humour :
Sonne comme amour, mais sans la gravité et le poids que suppose le second terme. En fait, je les verrais bien se souder et faire corps ensemble, comme un couple uni. En un mot comme en mille, que leur étreinte soit un aboutissement qui rend grâce à la légèreté, sans que ni l'un ni l'autre ne se prennent au sérieux.

Vent :
Décoiffe et transporte. Chez moi, il écorne les bœufs lorsqu’il est en colère. Plus au sud, il saccage. Il laisse anticiper le changement et nous bouscule alors même que le repos nous ferait le plus grand bien. Mais le vent est libre, il ne peut être harnaché et il agit parfois comme un cheval fou si nous ne suivons pas sa cadence. Dans le cas contraire, il nous expédie dans des lieux inimaginables en nous soulevant avec précaution par la taille et le cœur, pour ne pas nous blesser.

Geai bleu :
Chaque fois, lors d’observation, je ne peux m’empêcher de le comparer à nous, les êtres humains. La livrée du geai possède ce bleu du ciel qui accapare notre regard, et sa coiffe empesée, de haute tenue et accentuée par une raie noire, ne laisse pas de nous étonner. Mais dès qu’il ouvre le bec, c’est là que tout se gâte… Henri Thoreau décrivait le son le plus caractéristique du geai bleu comme un « cri glacial incessant ».

Nuit :
Porte conseil. En d’autres lieux, elle devient blanche. Elle mime notre effroi quand nous la regardons passer avec lenteur, trop angoissés ou excités que nous sommes. Souvent utile pour exécuter nos forfaits. D’aucuns préfèrent s'en servir pour pénétrer par infraction dans le monde des rêves et du silence.   

Enfant :
Synonyme d’adulte. Nous voulons tant pour lui, nous voulons tant qu’il réussisse, qu’il excelle. Tout est possible, tout est permis, c’est un génie, un sauveur! En attendant, il nous déçoit ce petit adulte stupide, on dirait qu' il le fait exprès. Il ne pense qu’à s’amuser, à courir, à sauter, à faire des dessins et des bruits avec sa bouche.

Adulte :
Synonyme d’enfant.   

Fraise :
Fruit de mes étés, de mes vacances. Fruits du jardin enchanté de mes grands-parents. Fruit d’escapades à vélo pour ces cueillettes en bordures des chemins de campagne. Petit fruit rouge d’un grand bonheur ensoleillé.

Photo :
Arrêt sur image. Agit comme la raison qui aime stopper le monde pour se persuader qu’il le contrôle et le comprend. Cesse donc de bouger, que nous lui disons! Mais la réalité a la tête dure, elle ne fait que danser. Faire de la photo est tout de même un art en soi, car il nous permet de saisir l’instant présent d’une réalité toute personnelle. C’est là sa beauté et sa leçon. Sa leçon d’humilité…


12 octobre 2011

Le silence est bon


Quelques citations tirées du livre de l’anthropologue David Le Breton, Du Silence.


* Le silence résonne comme une nostalgie, il appelle le désir d’une écoute sans hâte du bruissement du monde.

* L’impératif de tout dire se dissout dans la fiction que tout a été dit, même s’il laisse sans voix ceux qui auraient autre chose à dire, ou auraient choisi de tenir un discours différent. Dire ne suffit pas, ne suffit jamais, si l’autre n’a pas le temps d’entendre, d’assimiler, de répondre.

* Le vrai drame serait le silence des médias, une panne généralisée des ordinateurs, bref un monde livré à la parole des plus proches, à la seule appréciation personnelle.

* Le silence n’est pas un reste, une scorie à élaguer, un vide à remplir, même si le souci du trop plein de la modernité s’efforce sans relâche de l’éradiquer pour induire une permanence sonore.

* S’il était possible de tout dire de soi, ou de tout dire de l’autre, toute individualité serait anéantie. La disparition du secret est simultanément celle du mystère. L’ombre est nécessaire à la lumière.

* Le silence n’est jamais une réalité en soi, mais une relation. Il se donne toujours pour la condition humaine à l’intérieur d’un rapport au monde.

* Le silence est parfois si intense qu’il sonne comme la signature d’un lieu.

* Allié à la beauté d’un paysage le silence est un chemin menant à soi, à la réconciliation avec le monde. Moment de suspension du temps où s’ouvre un passage octroyant à l’homme la possibilité de retrouver sa place, de gagner la paix. Provisions de sens, réserve morale avant le retour au vacarme du monde et aux soucis du quotidien.

* Le silence et la nuit se renvoient l’un à l’autre, privant l’homme d’orientation, de repère de sens, le livrant à lui-même, à l’épreuve redoutable de sa liberté.

* Le silence n’est pas une fin en soi, sa qualité importe davantage, il n’est rien s’il ne traduit pas une approche de Dieu. En un sens la parole vaut le silence si l’un et l’autre sont imprégnés d’amour.

6 octobre 2011

S’arracher un morceau de chair


Je n’aime pas vraiment les expressions telles que : « Soyez disposés à mettre le prix! » ou encore : « Qu’êtes-vous prêts à sacrifier? » Elles contiennent un petit côté maso et misérabiliste qui enlève du piment au simple plaisir de l’existence. Il faut toutefois admettre qu’elles possèdent sans doute une bonne teneur en vérité, juste assez en tout cas pour accepter le fait « qu’il n’y en a pas de facile », surtout lorsque nous affrontons de véritables difficultés qui exigent créativité, effort d’invention et courage dans la recherche de solutions.

Dans l’histoire qui suit et que nous retrouvons dans son livre En vivant, en écrivant, Annie Dillard fait ainsi le parallèle entre l’écriture et l’obligation parfois de s’arracher un morceau de chair pour survivre et aboutir à un résultat ou une délivrance. Christian Bobin, lui, parle de « saigner de l’encre et perdre ce qu’on est au profit de ce qu’on voit. »

« Par un mauvais hiver, dans l’Arctique, il n’y a pas si longtemps, une femme algonquine et son bébé restèrent seuls après que tous leurs compagnons furent morts de faim dans leur camp d’hiver. Ernest Thompson Seton rapporte cette histoire. Cette femme s’éloigna à pied du camp où tous les autres étaient morts et elle trouva une cachette au bord d’un lac. La cachette contenait un petit hameçon. Elle n’eut pas de mal à y accrocher une ligne, mais elle n’avait pas d’appât et aucun espoir d’en trouver un. Elle prit un couteau et découpa un morceau de chair sur sa propre cuisse. Elle pêcha ainsi avec sa propre chair pour appât et attrapa une perche; en nourrit son propre enfant et se nourrit. Elle mit bien sûr de côté les viscères du poisson pour son prochain appât. Elle vécut seule au bord du lac, se nourrissant de poissons, jusqu’au printemps, quand elle repartit à pied et rencontra des gens. »

De la montagne


Tomas Tranströmer, poète suédois, prix Nobel de la littérature 2011.


Je suis sur la montagne et contemple la baie.
Les bateaux reposent à la surface de l’été.
« Nous sommes des somnambules. Des lunes à la dérive. »
Voilà ce que les voiles blanches me disent.

« Nous errons dans une maison assoupie.
Nous poussons doucement les portes.
Nous nous appuyons à la liberté. »
Voilà ce que les voiles blanches me disent. 

J’ai vu un jour les volontés du monde s’en aller.
Elles suivaient le même cours—une seule flotte.
« Nous sommes dispersées maintenant. Compagnes de personne. »
Voilà ce que les voiles blanches me disent.

5 octobre 2011

Rapporter l'infime à dos de chameau

Ça ne devrait plus me surprendre… mais ça me surprend encore. Une image, une pensée, des mots qui surgissent comme un éclair dans l’obscurité, sans que je m’y attende, ou péniblement, à la dure, après avoir creusé, approfondi, peaufiné.

Il y a ce léger plus, le détail oublié, l’angle de vue différent qui oblige à respirer et prendre du recul, accepter l’inconnu. Il y a le mouvement, et cette vie et cette mort qui changent tout.

Je suis curieux et je cherche à comprendre, depuis toujours. Jeune adulte, j’essayais parfois de donner mon opinion sur différents sujets. Je me souviens de la difficulté à m’exprimer clairement, à préciser ma pensée, à poser quelques mots sensés les uns à la suite des autres. J’employais tout le temps qu’il faut... pour me faire couper la parole. On ne supporte pas l’hésitation, précisons-le. Alors, j’ai pris l’habitude de me taire, d’écouter. Il me semblait entendre toutes sortes de propos intelligents qui coulaient de source de la part de mes amis, parents ou connaissances. Comment faisaient-ils? Était-ce un don? J’enviais leurs certitudes, j’enviais leur aisance, leur clarté. Mais n’avaient-ils pas de doutes, aucun espace pour le doute, pour la nuance?

J’ai dû apprendre à penser, à imaginer ce monde en mouvement avec ses pas de danse insensés. J’ai dû apprendre à m’exprimer, à préciser. Cette incapacité du début me rendait fou, mon orgueil en prenait un coup et je m’en sortais tant bien que mal en louvoyant ou en faisant le pitre et feignant de ne rien prendre au sérieux. Mais plus je m’enfonçais dans cette attitude plus je me renfrognais. C’était sans issues.

Vivre ne va pas de soi, car, au départ, n’avons-nous pas à digérer notre apparition sur terre, à reconnaître et accepter pleinement notre existence? Mais nous sommes condamnés à essayer, à nous aventurer, à jouer. J’ai donc délaissé les mots pour apprendre à jouer, pour apprendre à essayer et me gaver d’expériences. Puis j’ai enfin compris qu’il n’y avait rien de solide, de définitif et que je ne devais pas me leurrer moi-même par les pseudo certitudes que j’attribuais à la vie.

Tout bouge, tout change et n’importe quoi est en relation avec n’importe quoi, en interdépendance. Ceci explique donc cela : je comprends pourquoi j’avais tant de difficultés à m’exprimer. Je voyais un film devant moi, non pas un album photo. Je voyais la fluidité, le mouvement, la naissance et la mort, l’arrivée et le départ. Et ma raison et mes mots voguaient sans trêve et sans entraves dans les grands espaces du réel. 

Maintenant, je fouille dans le sable et rapporte l’infime à dos de chameau.
« La grande aventure, c’est de voir surgir quelque chose d’inconnu, chaque jour, dans le même visage. C’est plus grand que tous les voyages autour du monde », m’invite Giacometti, le grand sculpteur et peintre suisse. Je fouille dans le sable qui coule entre mes doigts pour ne retenir que quelques grains d’une sagesse toujours à reconstruire et à revoir, une sagesse transformée par ce présent qui illumine le visage des hommes.

Je suis toujours aussi hésitant dans mes paroles, toujours aussi malhabile et je ne comprends pas cette assurance toute souveraine dans les discours que j’entends et lis à gauche et à droite. Nous voulons tellement du solide, du certain et de la sécurité que nous avons fini par oublier cette grande aventure dans l’inconnu qui oblige à nous tenir constamment sur la pointe des pieds.

Je sais seulement que me détacher (voilà le plus difficile) m’amène de surprise en surprise.   


3 octobre 2011

Voir autrement

« Plus je travaille, plus je vois autrement, c’est-à-dire tout grandit jour par jour, au fond, cela devient de plus en plus inconnu, de plus en plus beau. Plus je m’approche, plus cela grandit, plus cela s’éloigne. »

Alberto Giacometti

22 septembre 2011

Vieux schnock

Vieillir a ce petit côté paradoxal qui ne cesse de nous surprendre. Combien de fois avons-nous entendu des gens âgés dire en toute sincérité? : « J’ai l’impression d’avoir 15 ans, 20 ans. Je me sens encore tout jeune! » Vieillir contient une bonne réserve de non-sens et il nous vient à l’esprit que concevoir son existence relève parfois même de l’absurdité pure et simple.

Dans la revue Nouvelles Clés de février-mars 2011, j’ai trouvé ces mots sur la vieillesse qui ne manquent pas de croustillant.

« Si le vieillard vieillit deux fois moins vite que le jeune homme, c’est en raison de la différence d’âge. Un jeune homme et un vieillard du même âge vieilliraient à la même vitesse. »

« Des siècles avant notre ère, les Mongols de la tribu des Ouchis vénérèrent un adolescent qui, ayant atteint l’âge de la puberté, cessa soudain de vieillir. Ils en firent aussitôt leur chef. Le jeune homme mourut toutefois à l’âge de 73 ans. La légende dit cette phrase étrange : " Seul son corps avait vieilli."»
  
Le maître et le disciple :

Le disciple : Comment reconnaître la vieille mouche de la jeune?
Le maître : La vieille mouche feint la jeunesse, disciple.

Le disciple : Quand devient-on vieux, maître?
Le maître : Le jour où on cesse d’être un homme jeune qui souffre de vieillesse.

Le disciple : Maître, pourquoi, quand l’homme vieillit, tout perd-il de l’importance?
Le maître : Quand nous pissons, regarde devant toi, disciple.


21 septembre 2011

Fanfaronnade

Il y a ce petit homme, pas plus de trois ans et peut-être quelques poussières : trois ans, trois mois, trois semaines, trois jours… Il joue sur la terre avec de petites autos en traçant des chemins avec ses doigts comme il l’avait vu faire par ses frères et sœurs. Il s’amuse. Il ne craint rien puisque sa mère est là, tout près, dans la maison, juste de l’autre côté de la clôture qui entoure son terrain de jeu. Deux grands érables le protègent du soleil qui se fait ardent en cette belle journée d’été.

Jusque-là tout va bien. Tout à coup le petit homme entend comme un grognement sourd dans le lointain. Il tend l’oreille, cesse de jouer. Des bruits de tambours! Une musique éclate ensuite quelques instants puis se tait. Les tambours continuent de marteler l’atmosphère au rythme des dizaines de fanfarons qui avancent comme des pantins mécaniques.

L’enfant prend peur. Ces tambours approchent pour venir l’assommer puis le transporter loin de la maison, loin de sa mère. Ces tambours-là sont des êtres maléfiques qui tuent!

Le petit homme pleure de toutes ses larmes. Il crie et veut rentrer, la tempête fait rage. Sa mère finit par l’entendre et sort tranquillement de la maison. Elle le prend dans ses bras pour le consoler.

La fanfaronnade s’éloigne, ses bruits de tambours, ses éclats s’effritent. La peur s’envole elle aussi.

Depuis ce jour, le gamin sait distinguer la véritable musique, celle qui réconforte, des prétentions de l’autre, celle qui assomme.

On ne dérange pas de son jeu sacré un petit homme de trois ans et quelques poussières…


20 septembre 2011

Être le plus vivant


« Être simplement heureux d’être en vie, sentir le long de l’épine dorsale comme un frisson et une excitation au pur contact de l’air, n’est-ce pas la plus intense des prières, la plus sublime des actions de grâces, l’acte religieux par excellence? Notre corps vivant n’est-il pas le temple abritant la divinité? Que peut être celle-ci sinon la vie infinie apte à prendre toutes les formes? Ne sommes-nous pas partie intégrante de cette divinité? La seule foi, la seule pratique, le seul culte auxquels nous soyons tenus ne consistent-ils pas à être le plus vivant? 
Pierre Bertrand, Pour l'amour du monde, Ed. Liber.

18 septembre 2011

Les essentiels


Antonine Maillet n’est plus une jeunesse avec ses 82 ans bien sonnés. Elle nous étonne encore toutefois par sa verdeur et son pétillant. Voici ce qu’elle a à nous dire : « Il y a des urgences et puis il y a des essentiels. Il y a des gens qui ont passé leur vie, et je crois que c’est la majorité des gens, qui répondent aux urgences, mais jamais de temps aux essentiels. Eh bien l’écrivain qui ferait cela, n’écrirait pas! »

Extrait tiré d’un portrait documentaire sur l’auteure acadienne récipiendaire du prix Goncourt 1979 pour son roman Pélagie-la-Charrette. 

16 septembre 2011

"Messe pour le temps présent"


Le monde n’a-t-il pas profondément changé depuis un siècle, mille ans, dix mille ans? Et qu’entendons-nous dire encore? Il faut changer le monde…

Pauvre présent. Que de reproches, que de blâmes nous pouvons lire et entendre sur lui! Il a le dos large. Il supporte tout. Mais on voit bien qu’il est malade, en phase terminale. Les médias, chaque jour, nous rapportent l’évolution de son cancer et je ne parle pas d’internet qui fouille allègrement dans chaque recoin de son corps à la recherche de quelques métastases cachées. C’est à se demander si nous ne voulons pas sa fin. Tu nous dégoûtes, meurs donc!

Rien ne semble surpasser notre mépris pour le monde actuel, au point que j’y vois une sorte de délectation dans son malheur ou, à tout le moins, une vantardise dans sa reconnaissance. « Je vous l’avais bien dit, je l’avais vu venir celle-là, ils n’ont que ce qu’ils méritent! » Et puis la catastrophe serait à ce point imminente que nous ne pouvons même pas signifier un tant soit peu le contraire sans être accusés d’être à la solde de puissances obscures ou de souffrir d’aveuglement volontaire.

N’exagère-t-on pas un peu? Mais en est-il autrement depuis toujours? Le passé a la cote, c’est bien connu. Ah le bon vieux temps! Les jeunes aujourd’hui ne s’intéressent plus à rien, avant nous étions solidaires, nous avions des rêves…  

Annie Dillard s’exprime ainsi : « Il n’y a pas d’ancien temps héroïque, il n’y a pas d’anciennes générations pures. Il n’y a que nous autres, ici, pauvres poltrons, et il en a toujours été ainsi : un peuple affairé et puissant, bien informé, ambivalent, important, effrayant et conscient de lui-même; un peuple qui manœuvre, influence, trompe, conquiert; qui prie pour ceux qui lui sont chers et rêve de fuir le malheur et d’échapper à la mort. » (Au présent)

Nous persistons pourtant. D’ailleurs la vérité n’a-t-elle pas été tout écrite il y a deux mille ans et plus? Loin dans le passé et, bien sûr, à l’autre bout du monde, de grands sages se sont tenus debout, ont vécu, donné l’exemple, et depuis lors, pfft, plus rien. Nous n’avons qu’à nous conformer à leurs dires et tout ira bien. Et si tout va pour le pire aujourd’hui, c’est parce que nous les ignorons au profit de chimères, de faux maîtres, de la raison, et j’en passe.

Simpliste, et je n’y crois rien. « En réalité, nous dit A. Dillard, l’absolu est à la portée de tous et en tout temps. Jamais époque ne fut plus bénite que la nôtre, et jamais époque ne le fut moins. L’arbre de votre rue est tout aussi propice à l’éveil spirituel que le figuier pipal de Bouddha. »

S’il y a quelque chose d’accru de nos jours, c’est peut-être l’intensité de la peur ainsi que la présence de ses deux sœurs jumelles : insécurité et incertitude. (Contrastant avec les tours jumelles du World Trade Center qui représentaient sécurité et certitude.)Ne nous viendrait-il pas alors à l’idée de d’abord corriger notre propre manière d’envisager les choses, donc nous changer, nous, plutôt que vouloir changer les autres, le monde?

Allons fouiller quelques instants au fond de nous-mêmes. N’y a-t-il pas un peu de cette peur obscène qui nous grignote les entrailles? Peur de la mort, de la douleur, de perdre son travail, sa maison, sa santé...

Pourquoi le présent fait-il si peur? C’est parce qu’il est le seul réel et c’est pour ça que nous cherchons à l’atténuer, le diminuer, le cacher, le vaincre ou nous en débarrasser. Patience, ça devrait passer! Ne serait-il pas plus sage et productif de l’affronter avec courage sans nous faire d’illusions?

« Ça (Dieu) n’a rien d’autre à donner que ce que Ça vous donne dans l’immédiat. Que tout le monde et en tout temps peut profiter de Ça, et que ceux qui en ont conscience ne connaissent pas la peur, pas même la peur de la mort. » J. Goldsmith cité par A. Dillard   



11 septembre 2011

Le chiffre 11

Que pourrais-je ajouter de plus sur cette journée malheureuse? Tant de choses ont été dites et écrites. Voici mon témoignage. Humble.

Quelques jours auparavant, on m’avait demandé de faire un exposé sur la joie et le développement spirituel dans le cadre d’un séminaire en région. J’avais accepté avec plaisir, loin de me douter de la secousse à venir. Mais l’impensable survint…

Je m’en souviens comme si c’était hier. Le 11 septembre 2001 me jeta à terre. Je ne pus remplir mon mandat comme de raison — faire une conférence sur la joie dans de telles conditions me rebutait, je me sentais d’ailleurs vidé de cette substance. Je demeurai bouleversé pendant de longs mois.

Comment expliquer l’émotion lorsqu’une onde de choc te transperce de part en part? C’est comme tenter de décrire à un auditoire ce que tu ressens de ta propre mort au moment même où elle se produit et dans les minutes qui suivent.

L’indignation viendra plus tard.

Je ne porte pas en moi le gène de la révolte ou de cette indignation volage que l’on brandit comme un drapeau à chaque événement inhabituel qui relève de l’injustice ou d’un mal incompris. Ce monde est imparfait et nos propres vies sont là pour le démontrer. J’ai pourtant avalé de travers cette grosse bouchée (boucherie) indigeste qu’on me força à bouffer ce jour-là. Pendant plusieurs jours je n’ai cessé de geindre : « pauvre humanité qui se plait à tuer ses propres enfants comme si c’était du menu fretin ». Est-ce que c’est prendre soin du monde ça? Est-ce que c’est prendre soin de la vie, est-ce que c’est une tentative de l’améliorer?

Je fus envahi par un questionnement que je savais sans réponses valables. Indignation?

Pour nous tous, êtres humains, la réalité est déjà tragique en soi avec son lot de maladies, d’accidents, de cataclysmes naturels. Pourquoi faut-il que nous en rajoutions en nous entretuant bêtement? À partir de combien de morts une cause ne vaut plus la peine d’être appuyée? Est-il nécessaire de toujours insister sur nos différences (religions, races, langues, etc.) pour ensuite nous dénigrer et enfin chercher à nous éliminer complètement, car nous faisons ombrage à l’autre, que soi-disant nous l’empêchons de s’épanouir? Nous cherchons désespérément à résoudre le problème de la souffrance. Et comme il n’y a pas de réponses adéquates, universelles, faciles (nous aimons tellement la facilité) nous préférons utiliser la violence, jouer au plus fort, éliminer l’autre. Voilà peut-être la seule et véritable tragédie : l’absence d’effort, la paresse, le manque d’imagination dans la résolution des problèmes communs. Nous préférons jouer aux gros bras ou bien nous baissons ces mêmes gros bras en jurant qu’il n’y a que la main de Dieu pour nous sauver. Nous pensons jouer une partie à l’échelle planétaire, une partie dont la règle première est celle-ci : il n’y a pas de règles, c’est le plus puissant qui gagne. Certains prennent le jeu au sérieux, bombent le torse et détruisent tout sur leur passage, la fin justifiant bien sûr tous les moyens. D’autres, moins agressifs, se résignent et abandonnent leur sort dans les mains des plus intelligents, dans l’attente d’un deus ex machina les délivrant de l’obligation de jouer le jeu sans risques. Mais pourquoi ces extrêmes? N’y a-t-il pas un juste milieu?

Mon esprit s’est même permis de délirer en imaginant tout de sorte de subterfuges pour enrayer la haine des hommes envers son semblable. Ne voit-on pas que nous sommes tous pareils, embarqués sur les mêmes eaux? Non, semble-t-il. J’ai donc rêvé des envahisseurs venus de planètes lointaines, des envahisseurs tellement différents de nous cette fois-ci que nos pseudo différences humaines, celles que nous érigeons sur un piédestal pour nous démarquer et nous valoriser, fonderaient comme neige au soleil devant l’évidence.

Après le 11 septembre 2001, je me suis perçu comme une épave à l’abandon sur une mer démontée. Des requins, à ma droite et à ma gauche, me suivaient et attendaient le moment où j’abandonnerais mon navire et mon courage. J’ai longtemps senti le souffle des prédateurs.

Superstitions et chiffre 13 ne m’ont jamais intéressé.

Le 11?