28 mai 2009

Vertiges

Aux prises avec le vertige, nous sommes bien mal aisés de nous conduire sans que rien paraisse. Une exultation nous empoigne d’aplomb, nous fige sur place. S’en suivent alors une sorte d’ivresse, de ravissement ou bien une peur panique et un affolement incontrôlé.

Le vertige nous blesse ou nous transporte.

Ce n’est pas le malaise, cet étourdissement en face du vide des hauteurs ou bien la maladie qui touche parfois à la vieillesse qui me préoccupe. Ce vertige-là appartient au corps. Il est bien réel en certaines circonstances et ne doit pas être pris à la légère. L’autre, cet effroi fait d’un mélange de félicité et de jubilation, touche le cœur et semble lié à d’invraisemblables rêves, à une folie sans limites. Il laisse place au vide intérieur, à la grandeur de l’éternité, de l’infini. Il survient au détour d’une pensée, ou plutôt en face d’une incompréhension grandiose qui ensorcèle.

C’est ce vertige qui vient me prendre et qui me déplace hors de ma raison et de son point d’attention habituel pour ensuite m’expédier corps et âme vers un autre état de conscience. Je ne le recherche pas. Il arrive. Il survient pourtant lorsque s’ouvre une fenêtre d’intention, lorsqu’il me prend de comprendre, de voir, de réaliser.

Je marchais à l’intérieur de la Grande Bibliothèque de Montréal. Une première visite, donc une découverte et une surprise. Je scrutais les lieux pour m’y imprégner. Lentement. Sur les quelques cinq ou six étages du bâtiment, défilaient devant mes yeux des milliers de documents écrits classés sur des centaines d’étagères. Des livres, des revues à perte de vue… Des millions de pages écrites, des milliards de mots! Je me suis ensuite arrêté pour contempler tous ces gens qui lisaient assis devant des pupitres ou dans de confortables fauteuils. Et une question m’est venue à l’esprit : moi qui écris, que suis-je venu apporter de plus à ces gens avec mes quelques mots étalés sur les pages de mon traitement de texte? Sont-ils dérisoires, ces mots, ou ne font-ils que le paraître, seront-ils même lus un de ces jours, si publiés? Est-ce qu’il y a quelque part au monde une ou des personnes qui s’interrogent ou s’intéressent par exemple à un sujet comme le vertige et qui risque de tomber sur ce qui est écrit ici?

Ces milliers de livres, ce questionnement sur le sens du dérisoire, sur la signification du geste de l’écriture dans un monde de débordement de mots, voilà l’effroi de mon vertige.

À un autre moment, il m’est venu l’idée saugrenue d’embrasser l’éternité. Pourquoi se priver? Je songeai que cent milliards d’années — ce qui n’est tout de même pas rien, beaucoup plus en fait que la durée de notre propre univers selon les estimations relatives à la théorie du Big Bang — ne représentaient strictement rien, le temps d’un soupir en face de cette éternité. En fait, l’éternité ne peut s’évaluer sur la durée, mais qu’à travers le non-temps. Mais le non-temps n’existe pas pour la pensée humaine. On ne peut rien y faire! À moins, peut-être, de cesser de penser et d’accepter de vivre sans l’a priori du temps et de son frère l’espace.

Le vertige causé par l’insignifiance des cent milliards d’années m’a laissé pantois. Mais ce n’était rien pourtant devant la possible réalisation de cette conscience du non-espace-temps. Mon cerveau en a pris pour son rhume, un rhume de cerveau…

Dernier vertige récent : la mort. Pas la mort autour de soi ou dans les médias, ma mort. Le sentiment prenant de la certitude de ma mort prochaine, qui s’accroche à portée d’une vieillesse inéluctable. Il y aura une fin à ma vie. Certain!

J’étais étendu sur mon canapé du salon et une ivresse affolante m’agrippa les épaules. Je vais mourir! Je vais mourir! Le roi va tomber sur l’échiquier de la vie, car la mort ne saurait perdre. Le mat est assuré. Désespoir, absurdité, tristesse? Rien de cela n’apparut. Au contraire, le mystère m’a aiguillonné davantage

Ce mystère pose comme défi de jouer la vie sur le mode de la profondeur et du bonheur de la découverte. S’il y a un sens, une finalité à l’existence et si, par delà la mort, une conscience persiste, notre devoir est de tenter par tous les moyens d’explorer et peut-être percer les arcanes de notre passage étrange sur terre. Chaque coup sur l’échiquier de la vie prend alors une portée inestimable. Et même si nous parvenons à nous libérer de situations qui bloquaient notre vision des choses, d’autres problèmes viennent à surgir encore plus cruciaux, que nous avons la responsabilité de résoudre avec notre bagage d’expériences et de connaissances.

Cet autre vertige laissa sa marque, et s’il a disparu au moment d’écrire ces lignes, il ne pouvait sombrer dans la banalité. Si la conscience de la mort n’est pas banale, que penser maintenant de celle, omniprésente, de la vie?

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