17 janvier 2014

Comment savoir qui sait? Qui sait?

Ne préférons-nous pas rester égaux dans l’ignorance? Une ignorance ostentatoire, selon le qualificatif à la mode. Nous sommes des êtres aux émotions brisées, battues par de grands vents qui les secouent constamment, jusqu’à nous faire perdre pied. Ces vents à l’odeur fétide sont les rumeurs, canulars et préjugés qui gagnent chaque interstice laissé ouvert par mégarde. Comment s’en tirer, comment les combattre?

Un événement, une situation ne se transforme pas en expérience significative s’il n’a pas été compris et entièrement assimilé par celui qui l’a vécu. Et l’expérience peut très bien être la reconnaissance d’un échec.

Toute expérience n’a pas à être dite ou racontée, tant et aussi longtemps qu’elle n’a pas acquis un pouvoir de signification.

Nous vivons à l’ère du « je veux être vu et entendu » qui nous donne ce sentiment d’exister. Nous devenons notre propre objet, notre propre produit qui s’auto dévore à force de se mettre en scène. Le contenu de la représentation n’a pas d’importance, il n’y a plus rien à comprendre ni à maîtriser sinon les codes de l’exhibition de soi.

Je me souviens d’une partie d’échecs dont j’étais très fier car j’avais gagné, comme de raison. Un maître passe par là, je lui montre la partie et me dit que ça ne vaut pas grand-chose, c’est une belle tentative mais bourré d’erreurs que je n’avais même pas vues. On ne sait pas tant que l’on ne reconnaît pas n’avoir rien vu et tant et aussi longtemps que l’on croit avoir touché le vrai et l’indicible. Cette fierté de soi nous aveugle.

Il est bien toutefois de vouloir raconter et s’exprimer. Mais qui peut nous guider dans ce dédale. La créativité se prête à plein d’embûches.

Un autre personnage pervers s’est dorénavant présenté à la porte du monde communiquant. Celui qui prétend savoir et qui fustige tout ce qui bouge, en son nom et au nom de tous les bien-pensants, celui qui joue au senseur ou douanier autoproclamé, qui se donne un rôle en se vautrant caché dans les réseaux dits sociaux, celui qui dénigre, démoli avec un malin plaisir sans argument digne de ce nom et qui prétend qu’on ne la lui fera pas, qui voit des évidences partout car percevant la réalité sous deux teintes seulement, le blanc et le noir. Une personne exprime une opinion et le voilà qu’il apparaît, à l’assaut, toujours prêt à tirer.

Comment se tirer d’affaire? Ne plus échanger? Se retirer dans ses terres et n’échanger qu’avec ceux et celles qui nous ressemblent?

Je remarque une chose. Tous les écrivains aux ouvrages importants que j’ai lus ces dernières années n'ont pas seulement apporté une contribution au savoir mais ont réfléchi sur l’acte même de réfléchir, sur l’art de se faire une pensée. Tous ont en commun certains traits. Les voici :

« Non seulement l’homme adore répéter, mais si on lui dit qu’il répète une autorité, il est sûr d’avoir raison. » Ch. Dantzig, La guerre du cliché

« Nous sommes trahis par ce qui est faux au-dedans. » G. Meredith cité par Alberrto Manguel dans journal d’un lecteur.

« Nous avons l’habitude que les gens se moquent de ce qu’ils ne comprennent pas. » Goethe cité par A. Manguel dans journal d’un lecteur.

« J’ai toujours eu un problème avec l’autorité. Encore maintenant, rien ne m’indigne comme ce qu’on appelle les arguments d’autorité, qui consiste comme on sait à invoquer une autorité supposée pour faire taire toutes les questions. Ils s’opposent au raisonnement, au merveilleux raisonnement, merveilleux parce qu’il est fondé sur la confiance. Les arguments d’autorité sont fondés sur le mépris. » Charles Dantzig, Pourquoi lire.

« Notre besoin de superstition est impossible à rassasier. » Charles Dantzig, Pourquoi lire.

« Il y a toujours un trou dans le raisonnement le plus impeccable. C’est le moment où, s’approchant de l’explication fondamentale, celle-ci s’enfuit comme une bille au fond de l’espace. Et c’est cette connaissance toujours plus fuyante que l’on peut appeler mystère. Il est sans doute nécessaire qu’elle fuie : ce faisant, elle nous attire. Et l’homme, en plein désert de la compréhension, continue à avancer, ahanant, vers cette aguicheuse. Charles Dantzig, Pourquoi lire.

“(…) j’ai acquis une croyance en quelque sorte mystique en ce que l’esprit nous échappe et s’impose à nous de façon mystérieuse, mystère qu’il ne faut pas chercher à élucider. Les mystères sont faits pour être approfondis.” Charles Dantzig, Pourquoi lire.

“Toutefois, l’éventail des connaissances (Asie, etc.) qui sont proposées au chercheur ne lui seront profitables que dans la mesure où, dégagé des divers autoritarismes, il devient capable de se prendre en main et de s’assumer lui-même. (…) l’homme médiocre aime l’autorité, c’est pour lui une facilité.” Marie-Madeleine Davy, Les chemins de la profondeur, Question de, Albin Michel.

“Il y a deux façons de se tromper : l’une est de croire ce qui n’est pas, l’autre de refuser de croire ce qui est.” Kierkegaard, cité par Eben Alexander, La preuve du paradis.

“L’homme aime mieux se créer des évidences que des réflexions, semble-t-il. Son besoin de foi est insatiable.” Ch. Dantzig, À propos de chefs-d’œuvre.

“Tu as changé d’idée, de sentiment, d’attitude; ne tiens pas cela pour une trahison. Au contraire, tu es fidèle à ta quête de vérité, le vrai risque étant de penser l’avoir trouvée. La pensée est un chantier, pas un tombeau. La pensée immobile n’est que momie. Celui qui ne change pas d’idée refuse peut-être d’affronter le risque.” Jean Paré, Le carnet d’Érasme.

“La ‘pensée unique’, ce serait le contraire de la pensée. Le discours est hégémonique et inentamable quand tout le monde dit la même chose sans y penser.” Jean Paré, Le carnet d’Érasme.

“Les gens qui ont des certitudes sont sûrs de se coucher le soir aussi cons qu’ils se sont levés le matin.” Lucien Jerphagnon, De l’amour, de la mort, de Dieu et autres bagatelles.

“Le diable, c’est la foi sans sourire, la vérité qui n’est jamais effleuré par le doute” Lucien Jerphagnon, De l’amour, de la mort, de Dieu et autres bagatelles. Citant U. Eco dans le Nom de la Rose.

“Pourquoi tant de gens se dérobent-t-ils si souvent à l’initiative qui est la nôtre, qui est celle de chacun : être soi, penser par soi-même? Comme si, au fond, on avait peur d’être soi; comme si on se sentait rassuré d’être un atome de la masse sous ses différentes formes.” Lucien Jerphagnon, De l’amour, de la mort, de Dieu et autres bagatelles.

“Quand on est jeune, on voit autour de soi des hommes qui font semblant de savoir. Alors on se met à faire semblant de savoir.” Lucien Jerphagnon, De l’amour, de la mort, de Dieu et autres bagatelles. Citant Tolstoï.

“Dans le regard, dans le sourire, le joyeux défi de ceux pour qui tout est définitivement éclairci dans ce monde comme dans l’autre, et qui se sentent avec sérénité les seuls détenteurs du Vrai.” Lucien Jerphagnon, De l’amour, de la mort, de Dieu et autres bagatelles. Citant Martin du Gard

“Personne ne peut échapper à la nécessité de respirer ‘l’air du temps’. Un air tout autant pollué par celui de nos rues, notamment par les idéologies et les fantasmes en tout genre, et moins gravement par les modes. L’air du temps s’engouffre évidemment dans les esprits proportionnellement au vide qu’il y trouve, la culture constituant le seul filtre efficace. (…) C’est alors tout naturellement qu’ayant perdu son autonomie, le sujet va se mettre à penser comme il faut. Point n’a été besoin pour en arriver là de quelque censure d’État, comme sous les régimes totalitaires. Le savoir-faire, la puissance de convaincre de politiciens, de dévots, de gourous, ces censeurs autoproclamés fondant sur leur propre idéologie ou sur leur fanatisme cette juridiction usurpée, y ont amplement suffi." Lucien Jerphagnon, De l’amour, de la mort, de Dieu et autres bagatelles.

"La réalité, l’endroit où nous nous trouvons, nous est invisible dès lors que nous nous y trouvons. C’est le processus du ‘second degré’ (imagerie, allusion, intrigue) qui nous permet de voir où et qui nous sommes. La métaphore, au sens le plus large, constitue notre moyen de saisir (et parfois presque de comprendre) le monde et les êtres, si déconcertants soient-ils. Il est possible que toute notre littérature puisse être comprise comme métaphore" Alberto Manguel, Nouvel éloge de la folie.

 "On ne possède pas la vérité et j’ai besoin de la vérité des autres." Jean-Claude Guillebaud, La force de conviction.

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