19 février 2014

Se taire et dire l’indicible

Je parle trop. Souvent je parle trop même si je dis peu la plupart du temps. J’ai pour exemple ces moments où surgit le désir de m’exprimer sur moi-même, de livrer une impression qui me touche profondément. Je ne suis pas habitué. Tout à coup un flot de paroles trop longtemps endigué se déverse par excès d’enthousiasme devant une écoute attentive, et je sens que l’autre est enseveli et essaie de surnager tant bien que mal au-dessus de cette avalanche de mots. Outre ces moments trop rares, je me tais, j’écoute, essaie de comprendre et me mettre à la place de cet autre qui me parle, me semble-t-il, avec tellement de facilité. S’il me parle, me dis-je, c’est que son message est important sinon bouche cousue. Je me trompe, 99 % du temps. Ce n’est que ramassis de clichés, de propos décousus, d’énoncés lancés en l’air et sans consistance. Je perds mon temps, je ne devrais pas écouter. Je continue tout de même en estimant qu’une perle ne saurait tarder un jour ou l’autre à surgir de la gangue d’où elle est issue.

Avant chaque conversation nous devrions nous rappeler : désolé nous savons que nous n’avons rien d’important à nous dire mais parlons tout de même il en sortira probablement quelque chose. Je suggère aussi ceci : ne parlons qu’en connaissance de cause. J’imagine un grand silence troublant…

Je ne comprends pas ce flot de paroles autour de moi. Pourquoi ont-ils tant à dire ceux et celles qui pourtant ont si peu à dire? Pourquoi ne pas nous dire que l’essentiel? Mais qu’est-ce que l’essentiel? Sommes-nous condamnés à n’entendre que banalités ou inepties? Savons-nous seulement parler? Connaissons-nous cet art perdu de la conversation? N’avons-nous pas simplement baissé les bras devant la difficulté à communiquer ensemble? Nous avons un besoin viscéral de communiquer mais pourquoi nous contenter de si peu? Pourquoi cette triste comédie sous forme de paroles inutiles? Manquons-nous de mots pour dire l’essentiel? « L’indicible! Il était mystérieusement lié, je le comprenais maintenant, à l’essentiel. L’essentiel était indicible. Incommunicable. Et tout ce qui, dans ce monde, me torturait par sa beauté muette, tout ce qui se passait de la parole me paraissait essentiel. L’indicible était l’essentiel. »  Devrais-je me solidariser avec ces mots magnifiques d’Andreï Makine tiré de son livre Le testament français?

Apprendre à dire l’indicible. Mais avant de se lancer dans cette entreprise insensée n’y a-t-il pas lieu de nous ouvrir d’abord à la capacité d’écoute trop souvent négligée? Apprendre à écouter puis à parler. Peut-être avons-nous trop longtemps été brimés dans notre désir légitime de parole et que nous nous reprenons en sachant que nous y avons droit? Un droit inaliénable. Mais quelle est la valeur d’un droit lorsqu’il nous permet de brandir tout haut qu’ignorance, incapacité de tenir des propos articulés et manque de culture? Nous discourons avec véhémence mais savons-nous soutenir notre dire, savons-nous débattre? Nous voulons nous faire entendre, émettre opinions et franches affirmations mais possédons-nous tous les outils nécessaires pour y parvenir? Connaissons-nous la nuance et sommes-nous prêts à admettre que nous pouvons facilement nous tromper par manque d’informations et de connaissances?

Je parle de l’humilité de nous taire et d’écouter. Je parle de la nécessité du silence pour mieux dire et de l’imperméabilité face aux rumeurs et opinions tranchées qui nous entourent.

Je parle d’une forme de spiritualité qui passe par un détachement dans notre dire. Le silence accepté, la solitude et le silence. Pouvons-nous nous en accommoder? Je crois que nous sommes plutôt entrés dans une culture du bavardage où la quantité de mots exprimés est devenue synonyme d’une recherche de reconnaissance à tout prix. Plus vous en dites, mieux vous vous en tirez. Nous souffrons d’un mal négligé et pourtant néfaste : le verbalisme. Nous nous méprenons sur la quantité et la sonorité des mots employés : ils donnent l’illusion de la pensée, de la profondeur de la pensée.

Est-ce à dire que l’essentiel sera toujours incommunicable, hors de la portée des mots? Je ne le crois pas. Il n’y a rien d’indicible si c’est du cœur et du tremblement de notre univers que surgissent cet essentiel qui n’a aucune mesure sinon celle de l’authenticité de notre être intérieur.

Il faut nourrir en abondance cet intérieur pour qu’il rejaillisse comme un soupir à jamais consommé.

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