9 janvier 2012

La partie d'échecs*


Un guerrier, fatigué de sa vie qu’il jugeait illusoire, rendit visite un jour à un ermite réputé pour sa bonté simple et sa sagesse imperturbable.

— Je vous veux pour maître, lui dit-il. Enseignez-moi le savoir qui rend belle la vie et illumine votre visage.

L’ermite lui conseilla de méditer et lui apprit comment conduire ses pensées et creuser l’écorce des apparences. Puis le guerrier s’en retourna chez lui en promettant d’observer ces précieux commandements.

Une année passa et un matin d’été, à bout de peine, celui qui avait décidé d’atteindre la sagesse revint se plaindre auprès du saint homme.

— Malgré mes efforts, je n’ai fait aucun progrès, lui dit-il. Je suis toujours aussi incapable d’amour. Comment pourrais-je aimer la vie? Comment pourrais-je aimer les autres? Je ne m’aime pas moi-même!

L’ermite lui donna patiemment de nouvelles leçons. Après trois journées notre guerrier le quitta revigoré. Il s’échina encore une année entière à débarrasser son esprit des fardeaux qui l’encombraient, observa les disciplines qui lui avaient été conseillées, tenta de comprendre et de gouter la vie, mais n’y parvint pas. Alors, il s’en revint voir une nouvelle fois l’ermite dans sa forêt et lui reprocha son incompétence.

— Je crains fort que vous ne soyez un imposteur, lui dit-il.

L’autre ne s’offusqua point. Il écouta attentivement ses jérémiades puis alla chercher un jeu d’échecs dans un coin obscur de sa hutte.

— Jouons ensemble une partie, dit l’ermite, mais qu’elle soit définitive et sans pitié. Celui qui la perdra devra mourir. Son vainqueur lui tranchera la tête.

— D’accord, lui répondit le guerrier. Et la partie commença.

Au bout de quelques coups seulement le guerrier se trouva en mauvaise posture. Il prit peur. Bouleversé par la main froide de la mort, il joua de plus en plus mal. Après une vingtaine de coups, il était au bord de la débâcle. Il regarda son adversaire et le vit impassible. Assurément cet homme n’hésiterait pas à le tuer, s’il perdait. Alors il se dit qu’il était temps de réfléchir sans faute. Il se souvint que d’ordinaire il était de bonne force aux échecs et il lui vint l’évidence que seul le spectre de la mort l’empêchait de donner toute sa mesure. « Je dois me débarrasser de mon épouvante, si je veux avoir une chance de survivre, se dit-il. » Puis il pensa : « Quoiqu’il advienne, il me faut pleinement jouer. » Il s’absorba dans la contemplation de l’échiquier, reprit espoir et oublia son effroi. Après une trentaine de coups, il découvrit une faille dans le jeu de son adversaire. Il exalta puis poussa un rugissement de triomphe.

— Tu as perdu, dit-il.

Il regarda l’ermite. Il le vit aussi impassible qu’à l’instant de sa victoire proche. Il se dit alors : « Pourquoi tuerais-je ce brave homme? Je suis sûr qu’il aurait pu facilement gagner la partie quand la peur me tenaillait. Il ne l’a pas fait. Quelle sorte de fauve serais-je si j’abattais mon sabre sur son cou? » Son exaltation le quitta. Il grogna puis poussa un pion inutile.

Alors l’ermite renversa l’échiquier dans l’herbe, d’un geste négligent.

— Il faut vaincre d’abord la peur. Ensuite peut venir l’amour, dit-il. As-tu compris?

Le guerrier éclata de rire. Il savait maintenant comment goûter pleinement la vie.

* Histoire tirée de L'arbre aux trésors d'Henri Gougaud. 


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