24 décembre 2009

La trace du loup blanc


Des champs immenses entrecoupés de clôtures et quelques touffes d’herbes jaunies par le froid défilent devant mes yeux. La neige a envahi chaque parcelle de ce monde afin que sa blancheur ne laisse aucun doute ; un blanc de pays blanc d’hiver, un blanc de la mémoire qui s’incruste dans la peau comme dans le cœur, qui accapare tout. 

Mes yeux croisent un bataillon de bruants des neiges qui s’exécutent en feux d’artifice dans le ciel. Ils dansent une chorégraphie conçue par un diable joyeux ne vivant que pour ses tours pendables. Plus loin, un harfang s’enfuit avec sa proie inerte dans son bec crochu. Je marche sur un chemin durci de neige en notant chaque crissement de mes bottes au contact du sol. Cette musique finit par m’enjôler. Elle prend ses droits dans le silence qui hurle d’immensité morte. 

Je note la solitude des grands espaces. Elle se confond avec ma solitude, dure et implacable, celle qui se marie en blanc avec la froidure des âmes tristes et sèches. Je sens ce désert troublant.

Une colline se pointe. Je la franchis pour me retrouver de l’autre côté, à la lisière d’une forêt impénétrable. Je ralentis pour déguster le vent qui s’élève et qui me gifle la figure. J’entends alors le son de mille violons. Ils m’invitent, il ne fait aucun doute, à franchir un étroit passage entre deux grands pins vénérables pour m’aventurer au cœur de cette forêt.

Le vent, la musique, la forêt en hiver.

J’avance lentement, à tâtons, sûr de m’ensevelir dans la neige épaisse ou de me perdre dans ce no man’s land sans fin. Je continue tout de même en pourchassant la musique. La curiosité l’emporte. Comme toujours. Puis le vent cesse et le silence revient, ouaté, plus redoutable encore. Je m’arrête. À mes pieds gît la carcasse d’une bête magnifique : un loup blanc qui me fixe d’un regard d’une tristesse infinie. Je sais qu’il vient de mourir, son corps dégage un reste de chaleur et sur son flanc je note un trou de la grosseur d’un doigt. On vient de le tirer au fusil. Je n’ai pourtant rien entendu. Je lève mes yeux et regarde tout autour afin de déceler la trace du tueur. Rien. J’examine à nouveau ce loup et commence alors à percevoir le sang qui s’écoule lentement de la plaie béante, puis le flot continu s’accentue pour devenir une trainée rouge sombre dans la neige étincelante. Elle s’écoule dans une direction voulue, me semble-t-il, et ne cesse de gagner du chemin à travers les arbres, creusant même un sillon dans la neige.

Ce ruissellement de sang me propose de le suivre. Je délaisse la bête et m’enfonce dans la forêt à la suite de sa vie qui s’enfuit droit devant, cette vie liquéfiée qui m’hypnotise en venant se mélanger à la mienne. La volonté éteinte, je me fraye un nouveau chemin dans l’inconnu, un chemin de sang qui ne se fige pas, dont l’ardeur me conditionne, qui s’espace peu à peu pour devenir ensuite une rivière puis un large fleuve tumultueux aux reflets cramoisis. 

Je marche pendant des heures jusqu’à la pointe du jour. Je longe ce fleuve qui s’écoule maintenant à travers une immense plaine dénudée ne laissant à mes yeux aucun point de repère. 

Curieusement, cette immensité me rassure.

J’ai l’impression de retrouver un monde, un pays familier et cette reconnaissance redouble mon ardeur, me stimule à avancer toujours plus loin. Je marche toute la nuit puis le jour suivant et encore un autre jour pour me retrouver enfin au pied d’un large monticule rocheux devant lequel je fige. J’imagine un géant qui a déplacé juste pour son plaisir et éprouver sa force une centaine de grosses roches pour ensuite les empiler les unes par-dessus les autres de façon désordonnée. Je distingue vers la droite quelques sapins qui se pointent dans le ciel. Cet autre relief m’agresse comme un coup de poing après le désert de la plaine infini. Je redresse ensuite les yeux en direction du sommet de ce monticule une dizaine de mètres plus hauts. Une forme humaine m’observe sans bouger, elle m’étudie dans une attitude hiératique et ses yeux perçants ne semblent jamais ciller. Cette présence me sidère et à mon tour je cherche à le détailler. C’est un Amérindien. Il a la peau du visage cuivrée et ses traits sont burinés par le soleil. Sa tête est nue bien qu’un large bandeau de tissu clair lui cache le front. Deux tresses descendent de chaque côté du visage jusqu’à sa poitrine. Ses larges épaules sont recouvertes d’une peau de bison. De sa main gauche, il tient un arc superbe à double courbe d’une longueur presque inimaginable, car elle le dépasse d’une tête alors que l’autre extrémité touche par terre. Je lève la main pour lui faire un salut et lui signifier ma présence. Il ne bronche pas et continue à m’observer. Je n’ose parler, le temps semble arrêté. Je me sens comme un enfant perdu, mal à l’aise devant une nouvelle réalité qui lui est tout à fait inconnue et qui lui pose une question insoluble. Puis j’entends : « Comment es-tu parvenu jusqu’ici?» Je réponds que j’ai suivi la trace de sang laissée par le loup blanc. « Tu as fait ce qu’il fallait », me rétorque l’Amérindien. Il prend alors une flèche, l’installe sur son arc, me pointe et tire. Je reçois la flèche en plein centre du front.

Toute peur disparaît…

1 commentaire:

  1. Très beau rêve...qui souligne la libération de l'homme et son mental qui forge trop souvent tant de peurs inutiles. Merci!

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