12 août 2010

Le jeu de la vie


À chaque fin de parties, c’était le même rituel. On analysait les coups joués, les positions souvent compliquées qui en résultaient, et le verdict n’attendait jamais, tombait dru : « J’étais à un coup du gain! Si j’avais joué mon cavalier ici, tu étais fini, N I ni; je n’ai pas vu ce coup de dame, sinon je gagnais assuré; j’ai failli, j’ai passé proche, etc., etc. » Le résultat final du tournoi apportait aussi sa panoplie d’excuses pour une piètre performance : « J’ai un rhume depuis trois jours, j’ai manqué le bus ce matin, mal dormi à cause du petit, etc. »

Le jeu, faut-il le préciser, se joue toujours dans le présent, à l’intérieur du monde réel, objectif et concret. Les échecs, une fois la partie en marche, font fi d’un idéal abstrait et désincarné. Les pièces doivent bouger dans un temps limité qui est le même pour les deux adversaires. Le mouvement des pièces est œuvre de l’esprit humain, une création pure et simple.

Tu peux toujours fantasmer la partie en cours, t’imaginer vainqueur, croire en tes immenses possibilités, bomber le torse, te percevoir comme un génie, l’œuvre reste à faire, sa réalisation demeure problématique jusqu’à la toute fin. Tu ne peux tricher, faire semblant ou « menacer de comprendre la position », la réalité sur le « terrain » te rattrapera toujours. Viendra aussi la peur, la fatigue, le dérangement extérieur, peut-être même la faim, la hâte d’en finir et de porter le coup fatal. La partie demeure toujours au plus près de soi, enfermée dans tes traits personnels, jamais dans un idéal qui ne connaît pas l’imperfection. L’esprit du joueur, à l’intérieur et dans les limites de son expérience, de son imagination, de sa mémoire, de ses émotions, doit camper dans le présent, s’obliger à une passion et une intensité du présent.

À chaque tournoi d’échecs dont j’ai participé, je n’ai jamais manqué d’observer attentivement les joueurs présents. L’exaltation et la tension étaient toujours palpables et faisaient jaillir spontanément les traits de comportement les plus variés. Je voyais des humains mis à nu, car dans l’obligation de se mouvoir dans le présent avec son lot d’imperfection, de fragilité et de hantise. Chaque joueur se dévoilait. Et j’en ai vu de toutes les couleurs…

Toutes les parties que j’ai jouées émanaient du plus intime de ma chair, chaque coup se méritait, l’œuvre se faisait dans l’imperfection, malgré mes incapacités, en m’abandonnant au sort des problèmes à résoudre après chaque coup de l’adversaire. Je m’en suis sorti avec plein de bleus, de défaites et de blessures, mais toujours avec la certitude d’avoir accomplis une tâche difficile qui demandait le meilleur de moi-même.

Je laisse le fin mot à Pierre Bertrand : « L’homme n’a pas le choix, il doit se dépasser, créer pour ne pas être écrasé, ne pas se laisser mourir. Créer est comme respirer pour quelqu’un qui étouffe. Créer est l’ultime tentative de faire reculer l’obstacle quand celui-ci s’abat sur notre corps et notre esprit. Il est la ligne d’oxygène qui permet à l’homme de continuer à nager dans l’océan de la réalité. Cette dureté, cette difficulté de vivre rend l’homme plus profond, plus vigilant, plus lucide. Ce qui le rend fou le rend sage. Mais cette sagesse est aussi un malentendu et un masque. Elle n’est que l’envers de la folie. Elle n’est que l’effort déployé par l’homme au-dessus de ses forces pour ne pas être emporté dans le grand flot livide de la folie et de la mélancolie. La joie doit être forte pour donner le change à la souffrance. Créer acquiert une terrible et merveilleuse nécessité, car il permet de vivre, d’effectuer une percée à travers ce qui opprime, de déplacer ce qui se fige et paralyse la vie. Créer ne se fait pas que dans l’écriture, mais dans la vie même qui distend le nœud, soulève le voile, déplace, même imperceptiblement, l’obstacle qui empêche d’avancer. »

Le cœur silencieux des choses, Liber, p 164

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