13 novembre 2013

Le devoir de penser

Je ne me suis jamais défilé devant l’exigeant devoir de penser. Encore aujourd’hui, en maintes occasions, de longues méditations silencieuses remplissent mon temps. Je profite de ces moments pour améliorer ma compréhension de la vie, pour réfléchir en profondeur sur certains problèmes récurrents, bref pour prendre un recul salutaire devant le flot constant d’événements qui garnissent l'existence et qui exigent de les placer en perspective.

Je m’assure ensuite que tout ce que je pense, imagine, crée et juge, je m’assure que mes actions soient sous la constante gouverne du bien, du beau et d’un amour indéfectible pour toute vie. C’est le deuxième niveau de la pensée, celui permettant de se regarder en train de penser, de se "voir aller" afin d’établir une conformité entre réflexion et action.

Hannah Arendt pose le problème en ces termes : « Il s’agit d’établir si la pensée et les autres activités mentales silencieuses et invisibles sont censées paraître ou si, après tout, elles ne peuvent trouver dans le monde d’habitat qui leur convienne. » La vie de l’esprit.

Ce qui nous sauve c’est une profonde et constante méditation sur l’existence même de notre vie, c’est l’acceptation inconditionnelle de notre appartenance au monde, du fait indéniable d’exister et de se mouvoir dans ce monde. Cette acceptation contourne ce qu’Arendt nomme le « scandale de la raison » en citant Kant. Ce dernier avait bien vu l’évidence : « le fait que l’esprit est incapable de connaître avec certitude et de soumettre à la vérification certains sujets et certaines questions auxquels il ne peut cependant s’empêcher de penser. »

Comment s’en tirer? En cherchant sans arrêt une forme et en lui donnant la possibilité de se greffer entièrement à notre existence. Cette forme c’est aussi ce qui nous sauve, car elle constitue le chef-d'œuvre de notre vie à la louange du simple fait, de la simple évidence d’exister.

« Une rose est sans pourquoi », nous dit Angelus Silenius. En est-il de même de ce but ultime, de cette raison de vivre qui nous relie tous en ce monde?

Je suis porté à croire que le plus difficile dans ce travail colossal de réflexion et de méditation consiste à n’entretenir aucune attente, à accepter que nulle récompense et reconnaissance ne s’y attache. Le but ultime consiste justement à finaliser l’œuvre d’une vie qui nous appartient, en faire un joyau unique dans la création.

Je suis à tout le moins persuadé que nous ne pouvons faire l’économie de la pensée. Là se cache le mystère qu’il faut approfondir, aucune dispense ne nous est octroyée, il n’y a pas de raccourcis.

Qui maîtrise la pensée maîtrise l’être, respecte la mise en forme du joyau à venir, donne une impulsion à sa vie et comprend que tous sont sur ce même grand chemin de découvertes et de consolidations.

Seul celui qui maîtrise sa pensée applique une véritable éthique à sa vie. La conscience individuelle a primauté sur tout, aucune idéologie n’a préséance.

Le philosophe Alain résume magistralement ce qui précède : « Penser, c’est dire non! » La folie du monde, cette activité de la non-forme, de l’absence d’éthique, du nihilisme, recouvre de sa chape de plomb l’histoire de notre époque. Elle est la résultante de l’absence d’effort de la pensée qui ne se voit plus en action. D’où l’importance de la remettre constamment sur ses rails. Penser, c’est respecter la part unique de l’être humain, ce qui nous distingue de tout le reste. Penser, c’est respecter l’autre, notre semblable, le sachant lui-même un être dans toute sa possibilité de penser.  

Alain nous met en garde : « Il n’y a pas au monde d’autre combat. Ce qui fait que le monde me trompe par ses perspectives, ses brouillards, ses chocs détournés, c’est que je consens, c’est que je ne cherche pas autre chose. Et ce qui fait que le tyran est maître de moi, c’est que je respecte au lieu d’examiner. Même une doctrine vraie, elle tombe au faux par cette somnolence. C’est par croire que les hommes sont esclaves. Réfléchir, c’est nier ce que l’on croit. (…) Qui croit seulement ne sait même plus ce qu’il croit. » in Les pages les plus célèbres de la philosophie occidentale.

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