8 novembre 2012

Sans peur

À l’été de mes quatorze ans, j’ai cessé d’avoir peur.

Je travaillais comme moniteur dans un terrain de jeux près de chez moi, à cinq dollars la semaine, durant les vacances. Un jour, ma mère vint m’annoncer : « Rentre à la maison et fait ta valise, on va te reconduire dans un camp sur l’Île d’Orléans. » À cet âge-là, durant les années soixante, on se posait pas de questions, on exécutait. Je quittai la maison sans rien dire et rejoignis une centaine d’autres jeunes dans des baraquements pour une sorte de happening religieux et musical. J’étais en compagnie de deux confrères de classe. J’appris plus tard que le collège où j’étudiais avait payé les frais. Pourquoi? Pensait-on que j’avais une fibre religieuse particulière?

Je n’ai jamais été à l’aise dans un groupe. Mon séjour fut donc assez pénible, sauf pendant que nous chantions. Et il y avait les filles…

C’est au retour que le phénomène s’est produit. Mon humeur changea. Mon comportement aussi. C’est comme si tous les fardeaux du monde avaient disparu, toutes les peurs aussi. Je souriais béatement à mon entourage, les soucis envolés. Durant deux jours au moins. Puis le naturel revint avec ma timidité, l’inquiétude, les préoccupations… et les boutons d’acné.

Que s’était-il passé? J’ai longtemps désiré revivre cet épisode de calme et de paix intérieure absolu. Mais peine perdue, sauf durant de courts moments de grâce ou d’exaltation. L’épisode a été aussi soudain qu’inattendu, et sans reprises. Était-ce à cause de l’éloignement de mes repères habituels, de cette semaine au camp transformée en une sorte de rite de passage? L’esprit scientifique qui règne en maître de nos jours dirait que c’est une banale histoire de sécrétions hormonales, sans plus. Peut-être bien. Mais pourquoi, deux jours seulement? Et si c’est juste une question d’hormones, trouvez-moi la recette docteur? J’en veux plus!

J’ai souvent réfléchi sur cet état de conscience affranchi de toute peur. L’absence de peur transforme l’être d’une manière si totale qu’elle le laisse ébahi. Cet état serait-il souhaitable alors? Devant les vicissitudes de la vie, ne serait-il pas dangereux de sombrer dans une sorte de léthargie ou de passivité engendrées par le vide laissé de la disparition de l’émotion? Je ne le crois pas. Selon mon souvenir, je ne me suis jamais senti avec autant d’allant durant mes deux jours de « sevrage ». Je me sentais d’attaque à faire face à n’importe quelle situation.

La peur est une émotion puissante. Puissante et envahissante. Elle se décline dans des teintes qui nous la font expérimenter de multiples manières, à tel point que nous avons fini par la croire naturelle ou comme une condition inhérente à notre culture dite d’abondance. Nous avons peur de perdre. De perdre notre travail, la santé, l’amour des autres, nos privilèges, notre aisance matérielle.

La peur se transforme. N’est-il pas amusant de la voir se pavaner en compagnie de ses petites sœurs jumelles : inquiétude et insécurité? Ou bras dessus, bras dessous en compagnie de ses vieilles tantes : angoisse et anxiété? N’est-il pas paradoxal que du fait d’avoir tant nous sommes si mal à l’aise, au point de faire de la consommation d’antidépresseurs et d’anxiolytiques la pierre d’assise de notre bonheur factice?   

La peur est-elle nécessaire? Sinon, comment s’en débarrasser?

La réponse serait-elle cachée dans ce qui pourrait la remplacer d’une manière aussi puissante et envahissante? La nature a horreur du vide, nous le savons.

Quelle est cette réponse?

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