À l’été de mes quatorze ans,
j’ai cessé d’avoir peur.
Je travaillais comme moniteur
dans un terrain de jeux près de chez moi, à cinq dollars la semaine, durant les
vacances. Un jour, ma mère vint m’annoncer : « Rentre à la maison et
fait ta valise, on va te reconduire dans un camp sur l’Île d’Orléans. » À
cet âge-là, durant les années soixante, on se posait pas de questions, on
exécutait. Je quittai la maison sans rien dire et rejoignis une centaine
d’autres jeunes dans des baraquements pour une sorte de happening religieux et
musical. J’étais en compagnie de deux confrères de classe. J’appris plus tard
que le collège où j’étudiais avait payé les frais. Pourquoi? Pensait-on que j’avais
une fibre religieuse particulière?
Je n’ai jamais été à l’aise
dans un groupe. Mon séjour fut donc assez pénible, sauf pendant que nous
chantions. Et il y avait les filles…
C’est au retour que le phénomène
s’est produit. Mon humeur changea. Mon comportement aussi. C’est comme si tous
les fardeaux du monde avaient disparu, toutes les peurs aussi. Je souriais
béatement à mon entourage, les soucis envolés. Durant deux jours au moins. Puis
le naturel revint avec ma timidité, l’inquiétude, les préoccupations… et les
boutons d’acné.
Que s’était-il passé? J’ai
longtemps désiré revivre cet épisode de calme et de paix intérieure absolu. Mais
peine perdue, sauf durant de courts moments de grâce ou d’exaltation. L’épisode
a été aussi soudain qu’inattendu, et sans reprises. Était-ce à cause de l’éloignement
de mes repères habituels, de cette semaine au camp transformée en une sorte de
rite de passage? L’esprit scientifique qui règne en maître de nos jours dirait
que c’est une banale histoire de sécrétions hormonales, sans plus. Peut-être
bien. Mais pourquoi, deux jours seulement? Et si c’est juste une question d’hormones,
trouvez-moi la recette docteur? J’en veux plus!
J’ai souvent réfléchi sur cet
état de conscience affranchi de toute peur. L’absence de peur transforme l’être
d’une manière si totale qu’elle le laisse ébahi. Cet état serait-il souhaitable
alors? Devant les vicissitudes de la vie, ne serait-il pas dangereux de sombrer
dans une sorte de léthargie ou de passivité engendrées par le vide laissé de la
disparition de l’émotion? Je ne le crois pas. Selon mon souvenir, je ne me suis
jamais senti avec autant d’allant durant mes deux jours de « sevrage ».
Je me sentais d’attaque à faire face à n’importe quelle situation.
La peur est une émotion puissante.
Puissante et envahissante. Elle se décline dans des teintes qui nous la font
expérimenter de multiples manières, à tel point que nous avons fini par la
croire naturelle ou comme une condition inhérente à notre culture dite d’abondance.
Nous avons peur de perdre. De perdre notre travail, la santé, l’amour des
autres, nos privilèges, notre aisance matérielle.
La peur se transforme. N’est-il
pas amusant de la voir se pavaner en compagnie de ses petites sœurs jumelles :
inquiétude et insécurité? Ou bras dessus, bras dessous en compagnie de ses
vieilles tantes : angoisse et anxiété? N’est-il pas paradoxal que du fait
d’avoir tant nous sommes si mal à l’aise, au point de faire de la consommation
d’antidépresseurs et d’anxiolytiques la pierre d’assise de notre bonheur
factice?
La peur est-elle nécessaire?
Sinon, comment s’en débarrasser?
La réponse serait-elle cachée
dans ce qui pourrait la remplacer d’une manière aussi puissante et envahissante?
La nature a horreur du vide, nous le savons.
Quelle est cette réponse?
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