2 septembre 2010

Soigner

Un texte du médecin Marc Zaffran qui tient un blogue sur le site passeportsanté.net.

« À l’occasion d’un de mes premiers stages hospitaliers, j’ai été affecté dans un service de long séjour. J'étais un simple étudiant en médecine. Le résident nous accueille et, négligemment, nous attribue des chambres, nous dit qu’il faut aller examiner les « pensionnaires » et reprendre complètement leur dossier clinique. Il me regarde et, un sourire en coin, me désigne la chambre du fond. C’est une pièce où sont allongées cinq femmes très âgées. Quand j’entre, elles ne bougent pas. Elles sont prostrées, incapables de faire le moindre geste et de dire la moindre chose. Sauf une, à qui je tourne le dos car son lit est installé derrière la porte. Elle voit que je suis perdu et me désigne une chaise. « Vous n’avez qu’à commencer par moi... »

Je m’assieds. Elle me donne son nom, je farfouille parmi les dossiers qu’on m’a remis, je trouve le sien. Je sors mon stylo pour me mettre à écrire. « Et vous, comment vous appelez-vous? » Je bafouille, mais je finis par répondre. Elle sourit : « C’est mieux si je connais votre nom, vous ne croyez pas? »

Grâce à elle, à partir de ce jour, j’ai toujours dit qui j’étais, ce que je faisais, quelle était ma fonction, et j’ai veillé à porter des blouses sur lesquelles mon nom était écrit. Ce n'était pas, et de loin, la coutume en France dans les années 70.

Elle me désigne ses voisines de chambre : « Vous n’allez pas en tirer grand-chose, hélas. Celle-ci a perdu la raison. Celle-là ne peut plus parler. La troisième dort tout le temps. La quatrième geint sans arrêt. Mais je peux vous dire ce qu’elles prennent comme médicaments, quels examens on leur a fait passer, quels diagnostics ont été évoqués par les médecins, quels membres de leur famille viennent les voir et ce qu'ils leur laissent dans la table de chevet sans le dire aux infirmières... »

Et tout était vrai. Elle était impotente et clouée au lit, mais elle avait toute sa tête, et elle n'était pas sourde. C’est grâce à elle que j’ai pu rédiger l’observation des quatre autres occupantes de la chambre.

Elle finit par me dire : « Et moi, vous allez bien m’examiner? » Je bafouille : « Bien sûr ». Elle me tend son bras, et je lui prends la tension. Elle se redresse, j’écoute ses poumons. Elle se rallonge, soulève sa chemise pour que je l’ausculte. Son ventre irrégulier se soulève, déformé, comme si d’énormes champignons poussaient sous la peau. « Ne regardez pas, c’est moche! » Que lui est-il arrivé? « C’est une éventration. J’ai eu sept enfants, vous savez. On ne nous réparait pas, à l’époque, et puis je n’avais pas les moyens. » Je pose la main sur son ventre, Je le palpe doucement, Je lui demande si elle souffre. Elle fait non de la tête. Elle me dit : « C’est affreux, hein? Ça ne vous dégoûte pas? » Je m’étonne : est-ce que ça devrait me dégoûter? Grâce à elle, j’ai su très tôt que les mêmes choses n’ont pas les mêmes effets, ne produisent pas les mêmes sentiments chez le patient et chez le médecin.

Cette femme, l’une des toutes premières patientes dont j’ai été chargé, tient une place à part dans ma formation : elle s’est occupée de moi, elle m’a pris sous son aile. Elle m’a appris qu’une relation de soin est une relation à double sens.

C'est une relation de coopération, de partage, d'entraide.

Pour les médecins, parfois, les patients peuvent être des soignants. »

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