16 mai 2012

Pierre angulaire


Je ne tiens pas toujours la forme. Quand il y a douleur, il y a douleur, mais la plus part du temps je ne considère pas cela comme une maladie. J’y vois plutôt une souffrance inhérente à la condition d’être humain, au fait de vivre, et de vivre avec intensité. Pousser trop fort fait parfois craquer la machinerie, alors je ralentis. Même chose pour le flot de pensées lorsqu’il y a bourrasques, je me fais alors une cure de silence, contemple et l’équilibre revient tout doucement.

Il n’y a pas de médicaments efficaces contre la douleur du vivre…

Sauf que des alertes nous mettent parfois au défi de trouver des solutions rapides, en cas d’accidents, de crises et de douleurs insistantes, par exemple. Durant ces moments, il se produit une brèche dans le cours normal des choses. Nous devenons vulnérables, humbles. Tout peut arriver, car le contrôle des événements nous échappe. Il est temps alors d’ouvrir grand les yeux et d’admirer la scène qui se déroule devant nous.

Il y a une douzaine d’années, je suis tombé sur un court texte de Montaigne dans ses Essais. Il mentionne ceci : « Il est facile de voir que ce qui aiguise en nous la douleur et la volupté, c’est la pointe de notre esprit… Tout ainsi que l’ennemi se rend plus aigre à votre fuite, aussi s’enorgueillit la douleur à nous voir tomber sous elle. Il se faut opposer et bander contre… La douleur ne tient qu’autant de place en nous que nous lui en faisons… » Je l’ai noté dans un cahier, lu et relu puis partagé avec ma conjointe. La douleur et la pointe de notre esprit… Fascinant.

Une semaine plus tard, au bureau, une douleur inattendue me vrilla le côté droit de l’abdomen. Je tombe sur ma chaise, la sueur au front, légèrement paniqué. Je quitte ensuite mon travail et aboutis à l’urgence. À l’hôpital, dans l’attente du médecin, la douleur fut atroce, inutile de le nier. Je songeai à la phrase de Montaigne puis pouffai de rire. Cette douleur était si intense, donc invraisemblable à mon esprit, qu’il m’était impossible d’y croire. Déjà je pensais bien que c’était une pierre au rein qui me taraudait, une tendance éprouvée dans ma famille. J’avais l’impression de flotter au-dessus de mon corps. Il y avait quelque chose de si irréel dans ma situation que je me demandai si je ne perdais pas la raison ou bien si je vivais une pièce de théâtre spécialement montée pour moi dans un but bien précis. Le médecin se présenta, je lui avouai mon diagnostic personnel, il l’approuva puis on m’appliqua la médication appropriée. La douleur se volatilisa quelques minutes plus tard. Grand soupir de soulagement. Mais je devais continuer ma résidence surveillée afin de passer des radiographies pour statuer sur mon cas. On me trouva un lit et l’attente commença.

La salle d’urgence était encombrée, l’effervescence régnait. La douleur étant disparue, je me sentais très bien et pouvais observer le va-et-vient du personnel en place ainsi que les nouveaux patients qui arrivaient dans leur civière, souvent en état de choc. Au milieu de l’après-midi, une infirmière, dépitée, me dit tristement que je n’avais pas choisi la bonne journée pour me présenter à l’urgence.

- Et pourquoi donc?

- Eh bien, nous sommes le 1er du mois…

- ???

-  C’est le jour de paie pour une partie de la population qui dépend entièrement du gouvernement. Quand arrive l’après-midi, on voit surgir un bon nombre d’individus à l’urgence. Ils sont très éméchés, en état de choc ou drogués à mort. Ils nolisent toute l’attention du personnel.

Je lui ai dit de ne pas s’en faire pour moi, que j’allais bien. Assis en tailleur sur mon lit, sans exigence ni demande, j’observai en silence les autres patients, la plupart plus âgé que moi, mal en point, en attente eux aussi. En face de moi, un vieil homme, cancéreux, se lamentait discrètement. Son fils à côté de lui essayait de minimiser l’affaire, de le consoler. Il y avait aussi tous les autres, des personnes seules, des personnes habituées à leur souffrance et résignées qui reposaient tranquilles dans leur lit. La misère et la solitude de l’existence…

Vers 18h00, ma douce revint me voir avec mon fiston âgé de huit ans. Je revois la scène : elle a un bouquet de fleurs à la main, mon fils tient une feuille de papier. Ce dernier me donne son dessein qu’il a griffonné juste pour moi. Ma conjointe, quant à elle, bifurque juste à ma droite vers une vieille dame qui a un sourire à ses lèvres. Au lieu de me donner les fleurs, comme je m’y attendais, elle les offre à cette personne plongée dans l’étonnement. Je souris à mon tour. Dans ce geste, il y a toute la beauté du monde, il y a la spontanéité et la gratuité. Les autres patients regardent attentivement, envieux sans doute de cette soudaine délicatesse de la part d’une inconnue

Ce geste inattendu ne me surprit guère. Nous aimons nous étonner et virer de bord le cours normal des choses. C’est un « non-faire », une brèche dans l’habituel. Et surtout, c’est le point culminant d’une magnifique pièce de théâtre dont ma douleur soudaine et fulgurante fut la pierre angulaire, sur laquelle tint tout l’édifice d’un scénario unique.

Ce 1er juin de l’an 2000 demeurera inoubliable. Qu’un épisode douloureux à l’extrême devienne si chargé de surprises inopinées représente pour moi un grand mystère. Pendant plusieurs heures je suis demeuré immobile et dans un silence profond (comme au cinéma). Il m’a semblé toutefois que j’entrais enfin dans le véritable tourbillon du réel, celui qui nous intime de suspendre tout jugement, celui qui nous convie à cette grande danse du transitoire, celui qui nous invite à prendre la décision d’aimer simplement tout ce qui surgit dans notre vie.     

Ce fut un jour de bascule…


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