Je ne tiens pas toujours la
forme. Quand il y a douleur, il y a douleur, mais la plus part du temps je ne
considère pas cela comme une maladie. J’y vois plutôt une souffrance
inhérente à la condition d’être humain, au fait de vivre, et de vivre avec
intensité. Pousser trop fort fait parfois craquer la machinerie, alors je
ralentis. Même chose pour le flot de pensées lorsqu’il y a bourrasques, je me
fais alors une cure de silence, contemple et l’équilibre revient tout
doucement.
Il n’y a pas de médicaments
efficaces contre la douleur du vivre…
Sauf que des alertes nous
mettent parfois au défi de trouver des solutions rapides, en cas d’accidents,
de crises et de douleurs insistantes, par exemple. Durant ces moments, il se
produit une brèche dans le cours normal des choses. Nous devenons vulnérables,
humbles. Tout peut arriver, car le contrôle des événements nous échappe. Il est
temps alors d’ouvrir grand les yeux et d’admirer la scène qui se déroule devant
nous.
Il y a une douzaine d’années,
je suis tombé sur un court texte de Montaigne dans ses Essais. Il mentionne
ceci : « Il est facile de voir que ce qui
aiguise en nous la douleur et la volupté, c’est la pointe de notre
esprit… Tout ainsi que l’ennemi se rend plus aigre à votre fuite, aussi s’enorgueillit la douleur à nous voir tomber sous elle. Il se
faut opposer et bander contre… La douleur ne
tient qu’autant de place en nous que nous lui en faisons… » Je l’ai noté
dans un cahier, lu et relu puis partagé avec ma conjointe. La douleur et la
pointe de notre esprit… Fascinant.
Une
semaine plus tard, au bureau, une douleur inattendue me vrilla le côté droit de
l’abdomen. Je tombe sur ma chaise, la sueur au front, légèrement paniqué. Je
quitte ensuite mon travail et aboutis à l’urgence. À l’hôpital, dans l’attente
du médecin, la douleur fut atroce, inutile de le nier. Je songeai à la phrase
de Montaigne puis pouffai de rire. Cette douleur était si intense, donc
invraisemblable à mon esprit, qu’il m’était impossible d’y croire. Déjà je pensais
bien que c’était une pierre au rein qui me taraudait, une tendance éprouvée
dans ma famille. J’avais l’impression de flotter au-dessus de mon corps. Il y
avait quelque chose de si irréel dans ma situation que je me demandai si je ne
perdais pas la raison ou bien si je vivais une pièce de théâtre spécialement
montée pour moi dans un but bien précis. Le médecin se présenta, je lui avouai
mon diagnostic personnel, il l’approuva puis on m’appliqua la médication appropriée.
La douleur se volatilisa quelques minutes plus tard. Grand soupir de
soulagement. Mais je devais continuer ma résidence surveillée afin de passer
des radiographies pour statuer sur mon cas. On me trouva un lit et l’attente
commença.
La salle
d’urgence était encombrée, l’effervescence régnait. La douleur étant disparue,
je me sentais très bien et pouvais observer le va-et-vient du personnel en
place ainsi que les nouveaux patients qui arrivaient dans leur civière, souvent
en état de choc. Au milieu de l’après-midi, une infirmière, dépitée, me dit tristement
que je n’avais pas choisi la bonne journée pour me présenter à l’urgence.
- Et
pourquoi donc?
- Eh
bien, nous sommes le 1er du mois…
- ???
- C’est le jour de paie pour une partie de la
population qui dépend entièrement du gouvernement. Quand arrive l’après-midi,
on voit surgir un bon nombre d’individus à l’urgence. Ils sont très éméchés, en
état de choc ou drogués à mort. Ils nolisent toute l’attention du personnel.
Je lui
ai dit de ne pas s’en faire pour moi, que j’allais bien. Assis en tailleur sur
mon lit, sans exigence ni demande, j’observai en silence les autres patients,
la plupart plus âgé que moi, mal en point, en attente eux aussi. En face de
moi, un vieil homme, cancéreux, se lamentait discrètement. Son fils à côté de
lui essayait de minimiser l’affaire, de le consoler. Il y avait aussi tous les
autres, des personnes seules, des personnes habituées à
leur souffrance et résignées qui reposaient tranquilles dans leur lit. La
misère et la solitude de l’existence…
Vers
18h00, ma douce revint me voir avec mon fiston âgé de huit ans. Je revois la scène :
elle a un bouquet de fleurs à la main, mon fils tient une feuille de papier. Ce
dernier me donne son dessein qu’il a griffonné juste pour moi. Ma conjointe,
quant à elle, bifurque juste à ma droite vers une vieille dame qui a un sourire
à ses lèvres. Au lieu de me donner les fleurs, comme je m’y attendais, elle les
offre à cette personne plongée dans l’étonnement. Je souris à mon tour. Dans ce
geste, il y a toute la beauté du monde, il y a la spontanéité et la gratuité. Les
autres patients regardent attentivement, envieux sans doute de cette soudaine délicatesse
de la part d’une inconnue
Ce geste
inattendu ne me surprit guère. Nous aimons nous étonner et virer de bord le
cours normal des choses. C’est un « non-faire », une brèche dans l’habituel.
Et surtout, c’est le point culminant d’une magnifique pièce de théâtre dont ma
douleur soudaine et fulgurante fut la pierre angulaire, sur laquelle tint tout
l’édifice d’un scénario unique.
Ce 1er
juin de l’an 2000 demeurera inoubliable. Qu’un épisode douloureux à l’extrême
devienne si chargé de surprises inopinées représente pour moi un grand mystère.
Pendant plusieurs heures je suis demeuré immobile et dans un silence profond (comme
au cinéma). Il m’a semblé toutefois que j’entrais enfin dans le véritable tourbillon
du réel, celui qui nous intime de suspendre tout jugement, celui qui nous convie
à cette grande danse du transitoire, celui qui nous invite à prendre la
décision d’aimer simplement tout ce qui surgit dans notre vie.
Ce fut un jour de bascule…
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