« Le silence est profond comme
l’éternité, le discours superficiel
comme le temps »
Carlyle
Tu étais assis sur ton banc, comme à l’habitude. Le parc respirait la tranquillité et tu entendais le vent jouer dans la ramure du vieil érable qui te surplombait avec bienveillance. Des oiseaux et des écureuils se disputaient la place tandis que la quiétude t’envahit dans le silence de ton cœur.
Tu étais perdu dans tes pensées, lorsqu’il arriva à l’improviste. Tu te retournas et, une fois de plus, sa haute stature t’impressionna. Son sourire malicieux et son entrain imprégnèrent l’atmosphère d’une texture légère, aérienne. Il te jeta un regard pénétrant, s’assit en te donnant une tape dans le dos en guise de salutation puis attendit que tu parles. Il t’intimidait, c’est sûr. Il fit quelques mimiques et simagrées pour t’inciter à te laisser aller, à lui dire n’importe quoi s’il le faut.
« Parle-moi de Dieu », lui demandas-tu alors, sans préavis.
« Ah, Dieu! Mais de quel Dieu veux-tu parler? À quelle existence faisons-nous référence lorsque nous prononçons ce nom?
« Je ne veux pas d’énigme, repris-tu sans hésitation. Je sais qu’il n’y a pas de réponses claires. Je peux admettre le mystère. Je m’interroge tout de même : est-ce qu’il y a au moins une personne ici-bas qui peut apporter une réponse un tant soit peu satisfaisante au problème de l’existence de Dieu? Même un athée convaincu n’en demeure pas moins obsédé. Pourquoi, d’une manière si universelle, l’être humain ne peut vivre sans au moins en préfigurer l’existence… ou le nier carrément? »
« Ce qui n’arrive pas est difficile à appréhender et à saisir, te répondit-il de façon énigmatique, après un long silence. Dieu n’a pas mis pied sur terre il y a deux milles ans après une retraite fermée de plusieurs siècles. Il n’est pas mort, non plus. Pendant longtemps, je me suis affairé à déterminer ce qu’il n’était pas et j’ai toujours cherché des preuves de son inexistence… Je me disais non pas ceci, non pas cela! Pas d’anthropomorphisme! Non, il n’est pas là-bas, au ciel, dans un royaume très loin! Il y a cependant une limite à notre entendement. Dieu n’arrive pas. Il est. Je crois fortement qu’il est venu éprouver en nous le « ce qui arrive» et par voie de conséquent, le « ce qui disparaît ». Il est en nous-mêmes et au cœur de la vie, de la nature, de la mort. Dieu est. L’Âme est. Je ne peux rien te dire de plus. »
« Et son plus cher désir demeure sans doute que nous acceptions ce grand jeu de création, disparition, de naissance et de mort, de changement, d’évolution, de dégradation. C’est pourtant ce que nous redoutons le plus et c’est ce qui entretient notre déchirement. »
« Tu ne te trompes pas, c’est ce que nous redoutons le plus. Le déchirement de l’âme est constant, car nous aspirons tous à un repos, « un repos éternel dans des bras divins ». Mais il y a aussi en nous cette parcelle divine, cette « âme », comme nous aimons la nommer, qui se meurt d’éprouver et d’expérimenter des situations, des événements qui ont du corps et du tonus, si je peux dire. Il est impossible d’imaginer quelqu’un sans déchirement profond, lisse et parfait comme une pierre polie. Nous sommes pleins de contradictions avec un conflit intérieur permanent. Et j’ose dire : pauvre homme aux prises avec cet âne buté, ce mulet impuissant qui s’obstine à poursuivre toujours le même chemin! »
« Est-ce que ça veut dire qu’on devrait tout foutre en l’air, prôner l’anarchie, accentuer le désordre, je ne sais pas… afin de vivre pleinement et faire plaisir à Dieu? »
« Non, non, je ne vais surtout pas jusque-là. Je parle de l’approfondissement des expériences humaines. Je parle de pénétrer dans la vie avec vigueur et courage, de s’y abandonner pleinement. De s’enraciner aussi, afin de comprendre les préoccupations du monde et non pas juste se faire plaisir.
« Une vie imprégnée d’âme… »
« À l’intérieur d’un honnête serviteur, le moi. Le gardien de cet ange fou et rêveur…»
Tu demeurais perplexe. Tu espérais une réponse, LA réponse qui éclaire tout avec la soudaineté de l’éclair. Un "Dieu pour les nuls" pour ainsi dire, sans fioritures ni complications. Tu songeas alors qu’on avait peut-être inventé Dieu pour faire une sorte de ménage, un grand ménage du printemps de l’inexpliqué. Il y a dans l’homme une telle part de grandeur, d’horreur et de folie, de contradictions et de vanités de toutes sortes, pensas-tu. Il ne saurait donc se satisfaire de ce désordre sans faire place à un grand maestro qui contrôle tout avec une balayeuse et ses produits de nettoyages. Une tentative honorable d’explication…!
Une mouche, une simple mouche commença à déambuler sur ton bras. Tu te mis à l’observer. Voilà une mouche : petit insecte menu, mais bien réel, là devant toi, avec des yeux globuleux et des pattes fines comme de la soie dentaire. Un être unique. Cette mouche-là. Ses pattes avant se frottèrent ensemble, elles s’aiguisèrent comme avant un combat au couteau. Ses ailes frétillaient et toute sa vie de mouche sembla crier à l’univers et à la multitude des humains : « Voici, entendez cette humble vérité, je suis une mouche! ».
Tu as ensuite essayé ça avec Dieu. Ce mot, exclusivement, car voilà le problème avec Dieu : nous ne pouvons le voir déambuler sur notre bras. Il n’ose pas, par pudeur sans doute. Mais alors comment s’est entendu l’être humain pour tant écrire, discuter, discourir en long et en large sur ce qu’il n’a jamais vu, entendu, touché, senti, sur ce quelque chose que l’on comprend encore moins, Dieu?
Une petite mouche sur ton bras… Et si c’était ça, Dieu? Dieu la mouche qui se déplace incognito, loin, très loin du mot prononcé dont nous sommes si fiers et devant lequel nous nous inclinons comme devant une idole. Fétichisme? Peut-être. Mais dire qu’à cause de ce mot, la terre est à feu et à sang. Nous entretuer bêtement pour un mot… C’est à se demander s’il n’a pas été inspiré par le diable lui-même…
Tu vis un sourire s’épanouir sur le visage de ton ami et maître. Il se leva, marcha lentement en regardant autour de lui. Puis se mit à chanter. Quelque chose dans sa langue à lui. Quelque chose de si beau dans l’indolence de ce matin ensoleillé que des larmes vinrent à couler sur tes joues. Il revint s’asseoir. Te regarda. Prononça ces mots : « Éveille-toi maintenant, tu peux tout oublier. Je suis caché dans ton silence. S’il te plait, ne le trouble pas! »
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