Ne préférons-nous pas rester
égaux dans l’ignorance? Une ignorance ostentatoire, selon le qualificatif à la
mode. Nous sommes des êtres aux émotions brisées, battues par de grands vents
qui les secouent constamment, jusqu’à nous faire perdre pied. Ces vents à
l’odeur fétide sont les rumeurs, canulars et préjugés qui gagnent chaque
interstice laissé ouvert par mégarde. Comment s’en tirer, comment les
combattre?
Un événement, une situation
ne se transforme pas en expérience significative s’il n’a pas été compris et
entièrement assimilé par celui qui l’a vécu. Et l’expérience peut très bien
être la reconnaissance d’un échec.
Toute expérience n’a pas à
être dite ou racontée, tant et aussi longtemps qu’elle n’a pas acquis un
pouvoir de signification.
Nous vivons à l’ère du « je
veux être vu et entendu » qui nous donne ce sentiment d’exister. Nous
devenons notre propre objet, notre propre produit qui s’auto dévore à force de
se mettre en scène. Le contenu de la représentation n’a pas d’importance, il
n’y a plus rien à comprendre ni à maîtriser sinon les codes de l’exhibition de
soi.
Je me souviens d’une partie
d’échecs dont j’étais très fier car j’avais gagné, comme de raison. Un maître
passe par là, je lui montre la partie et me dit que ça ne vaut pas grand-chose,
c’est une belle tentative mais bourré d’erreurs que je n’avais même pas vues.
On ne sait pas tant que l’on ne reconnaît pas n’avoir rien vu et tant et aussi
longtemps que l’on croit avoir touché le vrai et l’indicible. Cette fierté de
soi nous aveugle.
Il est bien toutefois de
vouloir raconter et s’exprimer. Mais qui peut nous guider dans ce dédale. La
créativité se prête à plein d’embûches.
Un autre personnage pervers
s’est dorénavant présenté à la porte du monde communiquant. Celui qui prétend
savoir et qui fustige tout ce qui bouge, en son nom et au nom de tous les
bien-pensants, celui qui joue au senseur ou douanier autoproclamé, qui se donne
un rôle en se vautrant caché dans les réseaux dits sociaux, celui qui dénigre,
démoli avec un malin plaisir sans argument digne de ce nom et qui prétend qu’on
ne la lui fera pas, qui voit des évidences partout car percevant la réalité
sous deux teintes seulement, le blanc et le noir. Une personne exprime une opinion et le voilà qu’il
apparaît, à l’assaut, toujours prêt à tirer.
Comment se tirer d’affaire?
Ne plus échanger? Se retirer dans ses terres et n’échanger qu’avec ceux et
celles qui nous ressemblent?
Je remarque une chose. Tous
les écrivains aux ouvrages importants que j’ai lus ces dernières années n'ont pas
seulement apporté une contribution au savoir mais ont réfléchi sur l’acte même
de réfléchir, sur l’art de se faire une pensée. Tous ont en commun certains traits.
Les voici :
« Non seulement l’homme
adore répéter, mais si on lui dit qu’il répète une autorité, il est sûr d’avoir
raison. » Ch. Dantzig, La guerre du cliché
« Nous sommes trahis par
ce qui est faux au-dedans. » G. Meredith cité par Alberrto Manguel dans
journal d’un lecteur.
« Nous avons l’habitude
que les gens se moquent de ce qu’ils ne comprennent pas. » Goethe cité par
A. Manguel dans journal d’un lecteur.
« J’ai toujours eu un
problème avec l’autorité. Encore maintenant, rien ne m’indigne comme ce qu’on
appelle les arguments d’autorité, qui consiste comme on sait à invoquer une
autorité supposée pour faire taire toutes les questions. Ils s’opposent au
raisonnement, au merveilleux raisonnement, merveilleux parce qu’il est fondé
sur la confiance. Les arguments d’autorité sont fondés sur le mépris. »
Charles Dantzig, Pourquoi lire.
« Notre besoin de
superstition est impossible à rassasier. » Charles Dantzig, Pourquoi lire.
« Il y a toujours un
trou dans le raisonnement le plus impeccable. C’est le moment où, s’approchant
de l’explication fondamentale, celle-ci s’enfuit comme une bille au fond de
l’espace. Et c’est cette connaissance toujours plus fuyante que l’on peut
appeler mystère. Il est sans doute nécessaire qu’elle fuie : ce faisant,
elle nous attire. Et l’homme, en plein désert de la compréhension, continue à
avancer, ahanant, vers cette aguicheuse. Charles Dantzig, Pourquoi lire.
“(…) j’ai acquis une croyance
en quelque sorte mystique en ce que l’esprit nous échappe et s’impose à nous de
façon mystérieuse, mystère qu’il ne faut pas chercher à élucider. Les mystères
sont faits pour être approfondis.” Charles Dantzig, Pourquoi lire.
“Toutefois, l’éventail des
connaissances (Asie, etc.) qui sont proposées au chercheur ne lui seront
profitables que dans la mesure où, dégagé des divers autoritarismes, il devient
capable de se prendre en main et de s’assumer lui-même. (…) l’homme médiocre
aime l’autorité, c’est pour lui une facilité.” Marie-Madeleine Davy, Les
chemins de la profondeur, Question de, Albin Michel.
“Il y a deux façons de se
tromper : l’une est de croire ce qui n’est pas, l’autre de refuser de
croire ce qui est.” Kierkegaard, cité par Eben Alexander, La preuve du paradis.
“L’homme aime mieux se créer
des évidences que des réflexions, semble-t-il. Son besoin de foi est
insatiable.” Ch. Dantzig, À propos de chefs-d’œuvre.
“Tu as changé d’idée, de
sentiment, d’attitude; ne tiens pas cela pour une trahison. Au contraire, tu es
fidèle à ta quête de vérité, le vrai risque étant de penser l’avoir trouvée. La
pensée est un chantier, pas un tombeau. La pensée immobile n’est que momie.
Celui qui ne change pas d’idée refuse peut-être d’affronter le risque.” Jean
Paré, Le carnet d’Érasme.
“La ‘pensée unique’, ce
serait le contraire de la pensée. Le discours est hégémonique et inentamable
quand tout le monde dit la même chose sans y penser.” Jean Paré, Le carnet
d’Érasme.
“Les gens qui ont des
certitudes sont sûrs de se coucher le soir aussi cons qu’ils se sont levés le
matin.” Lucien Jerphagnon, De l’amour, de la mort, de Dieu et autres
bagatelles.
“Le diable, c’est la foi sans
sourire, la vérité qui n’est jamais effleuré par le doute” Lucien Jerphagnon,
De l’amour, de la mort, de Dieu et autres bagatelles. Citant U. Eco dans le Nom
de la Rose.
“Pourquoi tant de gens se
dérobent-t-ils si souvent à l’initiative qui est la nôtre, qui est celle de
chacun : être soi, penser par soi-même? Comme si, au fond, on avait peur
d’être soi; comme si on se sentait rassuré d’être un atome de la masse sous ses
différentes formes.” Lucien Jerphagnon, De l’amour, de la mort, de Dieu et
autres bagatelles.
“Quand on est jeune, on voit
autour de soi des hommes qui font semblant de savoir. Alors on se met à faire
semblant de savoir.” Lucien Jerphagnon, De l’amour, de la mort, de Dieu et
autres bagatelles. Citant Tolstoï.
“Dans le regard, dans le
sourire, le joyeux défi de ceux pour qui tout est définitivement éclairci dans
ce monde comme dans l’autre, et qui se sentent avec sérénité les seuls
détenteurs du Vrai.” Lucien Jerphagnon, De l’amour, de la mort, de Dieu et
autres bagatelles. Citant Martin du Gard
“Personne ne peut échapper à
la nécessité de respirer ‘l’air du temps’. Un air tout autant pollué par celui
de nos rues, notamment par les idéologies et les fantasmes en tout genre, et
moins gravement par les modes. L’air du temps s’engouffre évidemment dans les
esprits proportionnellement au vide qu’il y trouve, la culture constituant le
seul filtre efficace. (…) C’est alors tout naturellement qu’ayant perdu son
autonomie, le sujet va se mettre à penser comme il faut. Point n’a été besoin
pour en arriver là de quelque censure d’État, comme sous les régimes
totalitaires. Le savoir-faire, la puissance de convaincre de politiciens, de
dévots, de gourous, ces censeurs autoproclamés fondant sur leur propre idéologie
ou sur leur fanatisme cette juridiction usurpée, y ont amplement suffi." Lucien
Jerphagnon, De l’amour, de la mort, de Dieu et autres bagatelles.
"La réalité, l’endroit où
nous nous trouvons, nous est invisible dès lors que nous nous y trouvons. C’est
le processus du ‘second degré’ (imagerie, allusion, intrigue) qui nous permet
de voir où et qui nous sommes. La métaphore, au sens le plus large, constitue
notre moyen de saisir (et parfois presque de comprendre) le monde et les êtres,
si déconcertants soient-ils. Il est possible que toute notre littérature puisse
être comprise comme métaphore" Alberto Manguel, Nouvel éloge de la folie.
"On ne possède pas la vérité et j’ai besoin de
la vérité des autres." Jean-Claude Guillebaud, La force de conviction.