Un matin comme bien d’autres
matins… Le journal au coin de la table, toast, café, la radio en sourdine qui
débite les mêmes âneries depuis près d’un siècle. Rien que du familier. Je
regarde le temps qu’il fait à travers la fenêtre, le chat se lèche les pattes
après son petit déjeuner, l’ordinateur roucoule dans la pièce à côté. Le
locataire du haut se prépare à partir, bruit de pas sur le plancher de bois
franc, une porte claque.
Du familier, rien que du
familier...
Mais pourquoi alors,
subitement, cette impression d’un bogue dans la machine, cette impression de
manque et d’absence qui s’introduit insidieusement dans ma conscience. Je lève
les yeux de la page 12 du journal devant laquelle je m’éternise. Je tâte
l’atmosphère, scrute minutieusement chaque recoin de la cuisine à la recherche
d’un improbable indice.
Une partie de moi a décidé de
se séparer, de me quitter, sans me demander la permission. Je hausse les
épaules, émets un bref sourire en guise de dérision puis me lève. Un coup de
vent me fait sursauter, la pluie commence à tomber. Changement au programme, je
devais aller jogger. Je regarde mes mains. À l’extrémité de mes doigts, la peau
ressemble à de la pâte phyllo. Je vieillis, c’est normal, ma peau flétrie. Au
moins je reconnais mes mains. Le miroir. Je plonge un regard furtif. Moi.
Pareil au moi d’hier, de la semaine dernière.
Mais qui es-tu? Quel est ton
nom?
Aucune idée, je ne m’en
souviens plus. Ton âge, ta date de naissance? Rien, nothing, nichts, nada. Pas
plus avancé. Je sais pourtant que j’ai la même conjointe depuis des lunes, je
suis le père de trois enfants et grand-père de quatre. Je connais leur nom
parfaitement bien. Ça va pour ma journée d’hier. Qu’est-ce que j’ai mangé? Des pâtes
au pesto, yogourt, brownies, succulent. J’ai lu Dostoïevski, les Frères
Karamazov, un chef-d’œuvre, suis rendu à la page 700 environ. J’ai parlé avec
ma vieille mère au téléphone, crié un peu car elle est sourde. Son nom? Rose.
Rose Deschamps, je vous jure. Toute ma journée d’hier me revient en tête. Des
événements de la semaine dernière aussi. Ce qui m’attend dans les prochains
jours. Tout est clair, précis.
J’aimerais dire que je me
calme mais je ne peux pas car je n’ai jamais été aussi calme. C’est bien ce que
je ne comprends pas. J’ai l’étrange impression d’un fardeau de moins sur les
épaules. Ontologiquement, je suis le même, je reconnais mon essence, tout
baigne. Mais plus de noms, plus de date. Donc suis-je né? J’ai perdu une part
de moi-même et je me sens plus léger, comme débarrassé d’un superflu, d’une
propriété inutile, non obligatoire. Pour tout dire, je me sens libre comme
jamais auparavant, une liberté exempte de toute peur.
Je n’ai plus rien à perdre,
je ne suis plus rien, ou presque…
Lendemain matin. Autre jour,
autre réalité. J’ai encore oublié mon nom même si mes cartes m’ont été d’un
certain secours hier. Mes cartes, j’ai presque envie de m’en débarrasser. J’ai
oublié mon N.A.S. tiens. Peu importe. Ce matin j’oublie tous mes numéros. Me
sens encore plus léger. Un oiseau, quelques plumes, j’ai envie de voler. Je
reçois un coup de téléphone me rappelant un abonnement qui vient à échéance.
Quel abonnement? Je n’en veux plus. Mon numéro de téléphone disparu lui aussi.
Mon poids, ma taille, aucune idée.
Je n’ai plus de dimension,
mon être concret se désagrège lentement de ses statistiques. Tous ces chiffres
s’estompent, les fils sont coupés et la toile des éléments superficiels
s’effiloche sous le poids de la gravité.
Une semaine plus tard, il y a
un autre vide qui se dessine devant moi, il m’invite à une absorption. Je ne
réponds pas. Je suis bien, confortable. Je souris à ma femme qui ne se doute de
rien. Je ne lui raconte pas mon état car tout m’indiffère maintenant.
Lorsqu’elle prononce mon nom, je sais que c’est de moi dont elle parle. J’ai
toute ma tête quand même…
Mon vide se reconstitue en
bienveillance et en amour pour tout ce qui m’entoure. Et croyez-moi c’est tout
ce qui compte pour cet entourage. Les gens, les animaux le sentent. J’en fais
l’expérience tous les jours.
Je suis celui qui s’oublie et
dont rien n’oblige. Mon existence s’est raccrochée à son essence. Je ne suis
plus rien et je suis tout. Je ne pense plus et je suis bien plus. Je transpire la
réalité de mon être et je n’ai plus de pourquoi. « C’est quand je ne me
sais plus être moi-même que je suis au plus près de moi-même », disait
Plotin
Je suis maintenant une
apparition qui s’affranchit de toute définition.
L’absorption dans l’oubli de soi
continue de plus belle. Je vaque à mes occupations et prends le pouls du monde
qui m’entoure comme si lui-même n’avait plus de densité, seulement une présence
qui ne dépend que de ma seule attention. Le monde est mon monde, une réalité
dont je suis responsable car elle est issue de moi seul. Nous ne faisons qu’un.
Tous les jours je marche et m’émerveille
devant la beauté naturelle des choses. Elles sont, je suis.