31 octobre 2011

Les mots (2)

Nuage :
Abysse inversé qui conduit à la dépression ou à la diversion. On aime ou on n’aime pas. Moi j’aime. J’envie ces gros lourdauds qui broutent dans le silence bleu. Ils m’invitent à sauter dans leur enclos et pénétrer leurs secrets aériens.

Visage :
Ton visage que j’aime embrasser et entourer de mes mains… Mais ne cache-t-il pas plus qu’il ne m’en dévoile? Fine pellicule qui maquille l’essentiel? Comment savoir ce que représente ce visage puisque l’essence d’un humain se trouve au cœur même de son être? Je cogne à sa porte et attends une réponse…

Fleuve :
Il en faut un, juste à soi. Pour le traverser, le naviguer et en faire le couloir de changements profonds, d’atmosphères renouvelées et rencontres fortuites. Inspire des destinées, force l’admiration et le respect. Puissant symbole de nos vies entières.

Arbre :
Sa beauté (sa noblesse, en fait) réside dans la force de son enracinement. Un être de grandeur, énorme, qui n’aspire qu’à la lumière, qui s’inspire de la terre; et pourtant si humble, silencieux, constant dans sa présence et sans lequel notre vie manquerait... de vie. Permet d’affermir les muscles des enfants et leur faire entrevoir les choses plus haut que de leurs trois pommes.     

Échecs :
Noble jeu. L’infini gravé sur soixante-quatre cases. Porte la signification que la réalité n’est ni noire ni blanche, mais l’amalgame de ces deux couleurs. Support à la danse d’émotions intenses. Champs de mines. Feux croisés de problèmes insolubles. Condensés de la vie.

Pomme :
Non pas défendu, mais fruit de l’éclat en bouche. Fruit de la sensualité et du bonheur terrestre avant le froid. L’automne dans mon panier à souhait. Chargement de mes étés, récolte dans l’allégresse et nourriture bénite pour de longs moments à passer dans la blancheur à venir.   

Le quotidien


« Le quotidien. Ce n’est pas seulement ennui, futilité, répétitivité, médiocrité; c’est aussi beauté; par exemple le sortilège des atmosphères; chacun le connaît à partir de sa propre vie; une musique qu’on entend doucement de l’appartement voisin; le vent qui fait trembloter la fenêtre; la voix monotone d’un professeur qu’une étudiante en plein chagrin d’amour entend sans l’écouter; ces circonstances futiles impriment une marque d’inimitable singularité à un événement intime qui devient ainsi daté et inoubliable. »

Milan Kundera, Le rideau.

20 octobre 2011

C'est beau la Finlande!


Il y a des endroits plus inspirants que d’autres. Près de chez moi, ce sont les Marais du Nord, à quelques vingt minutes en auto, pas plus. L’autre bout d’un monde… Perdu dans la forêt, un belvédère haut perché : nous voyons au loin l’étendue du lac St-Charles, les feuillus en bouquets dénudés et tous les résineux qui tiennent le fort dans leur armure verte. C’est beau la Finlande, que nous nous disons. Si proche, à notre portée.

L’univers en entier, dans notre regard.

Un personnage rencontré nourrit mésanges et sittelles avec des noix de Grenoble broyées et déposées dans un petit bol de plastique au creux de sa main. Il irradie. Pour lui, les marais c’est l’église des petites bêtes. Je lui rétorque que c’est plutôt une cathédrale. La forêt, la nature, notre véritable cathédrale à tous, notre lieu de recueillement.

Nous marchons en silence sur une broderie de feuilles multicolores. Il n’y a rien pour nous inviter ailleurs, pour nous distraire. Tout est là, maintenant, cette lumière, ces odeurs. Nous pourrions mourir tous les deux sans regret, inondés de beauté.

Nous sommes maintenant assis et savourons, en silence encore une fois, notre lunch frugal digne d’un grand restaurant. Pas d’agitation, pas d’énervement, lentement. Je pense laisser le pourboire de ma vie entière en gratitude pour cet endroit précieux, pour ce moment.

Me viennent alors ces mots pour ma douce, ma compagne, ma sœur, mon amour, ces mots comme une fine dentelle, ces mots d’un autre âge, d’une poésie oubliée : « Suis donc content que tu fermes ta gueule! » Je la vois saisie par ce flot ravageur de tendresse, ce collier de perles déposé avec tant de délicatesse sur son cœur.

Et après tout ce silence, notre retenue et notre énergie endiguée, qu’aurions-nous pu accorder d’autres que nos rires éclatés à cette cathédrale perdue en forêt de Finlande?  

18 octobre 2011

Devenir un Bouddha, sans plus


Le titre est évidemment une boutade : « Comment devenir un Bouddha en cinq semaines ». Ce petit livre de Giulo Cesare Giacobbe se lit d'ailleurs avec son fond d’humour et de légèreté, l’auteur ne se prenant visiblement pas au sérieux, tout docteur en philosophie et psychologie qu’il est. S'il vous plait, à ne pas confondre avec ces ouvrages que nous retrouvons à la tonne sur le marché et qui nous garantissent la richesse à coup sûr en un mois ou la réalisation de soi en dix-neuf étapes faciles. 

Malgré le ton donné à son livre, Cesare Giaccobe demeure sérieux et connaît (vulgarise) très bien son sujet.

Voyez plutôt : « Un Bouddha n’est pas un dieu, un saint, un surhomme ou un être surnaturel. C’est l’un d’entre nous. Une personne ordinaire. C’est simplement quelqu’un qui a éliminé la souffrance. Pas du monde, bien sûr, mais en lui. »

Mais comment? C’est là toute la question.

En début de livre, l’auteur nous donne cette précision savoureuse : « Son objectif (le livre) est de présenter la méthode psychologique enseignée à l’origine par le Bouddha. (Cela signifie que vous n’aurez pas à vous raser la tête ni à mendier pour vivre. Et, mieux encore, vous ne serez pas obligé de porter une tenue orange tous les jours. Un sérieux avantage si vous préférez d’autres couleurs…). »

Très pertinent, et à la fois simple et profond.

M’en reparlerez.  

17 octobre 2011

Les mots (1)

Humour :
Sonne comme amour, mais sans la gravité et le poids que suppose le second terme. En fait, je les verrais bien se souder et faire corps ensemble, comme un couple uni. En un mot comme en mille, que leur étreinte soit un aboutissement qui rend grâce à la légèreté, sans que ni l'un ni l'autre ne se prennent au sérieux.

Vent :
Décoiffe et transporte. Chez moi, il écorne les bœufs lorsqu’il est en colère. Plus au sud, il saccage. Il laisse anticiper le changement et nous bouscule alors même que le repos nous ferait le plus grand bien. Mais le vent est libre, il ne peut être harnaché et il agit parfois comme un cheval fou si nous ne suivons pas sa cadence. Dans le cas contraire, il nous expédie dans des lieux inimaginables en nous soulevant avec précaution par la taille et le cœur, pour ne pas nous blesser.

Geai bleu :
Chaque fois, lors d’observation, je ne peux m’empêcher de le comparer à nous, les êtres humains. La livrée du geai possède ce bleu du ciel qui accapare notre regard, et sa coiffe empesée, de haute tenue et accentuée par une raie noire, ne laisse pas de nous étonner. Mais dès qu’il ouvre le bec, c’est là que tout se gâte… Henri Thoreau décrivait le son le plus caractéristique du geai bleu comme un « cri glacial incessant ».

Nuit :
Porte conseil. En d’autres lieux, elle devient blanche. Elle mime notre effroi quand nous la regardons passer avec lenteur, trop angoissés ou excités que nous sommes. Souvent utile pour exécuter nos forfaits. D’aucuns préfèrent s'en servir pour pénétrer par infraction dans le monde des rêves et du silence.   

Enfant :
Synonyme d’adulte. Nous voulons tant pour lui, nous voulons tant qu’il réussisse, qu’il excelle. Tout est possible, tout est permis, c’est un génie, un sauveur! En attendant, il nous déçoit ce petit adulte stupide, on dirait qu' il le fait exprès. Il ne pense qu’à s’amuser, à courir, à sauter, à faire des dessins et des bruits avec sa bouche.

Adulte :
Synonyme d’enfant.   

Fraise :
Fruit de mes étés, de mes vacances. Fruits du jardin enchanté de mes grands-parents. Fruit d’escapades à vélo pour ces cueillettes en bordures des chemins de campagne. Petit fruit rouge d’un grand bonheur ensoleillé.

Photo :
Arrêt sur image. Agit comme la raison qui aime stopper le monde pour se persuader qu’il le contrôle et le comprend. Cesse donc de bouger, que nous lui disons! Mais la réalité a la tête dure, elle ne fait que danser. Faire de la photo est tout de même un art en soi, car il nous permet de saisir l’instant présent d’une réalité toute personnelle. C’est là sa beauté et sa leçon. Sa leçon d’humilité…


12 octobre 2011

Le silence est bon


Quelques citations tirées du livre de l’anthropologue David Le Breton, Du Silence.


* Le silence résonne comme une nostalgie, il appelle le désir d’une écoute sans hâte du bruissement du monde.

* L’impératif de tout dire se dissout dans la fiction que tout a été dit, même s’il laisse sans voix ceux qui auraient autre chose à dire, ou auraient choisi de tenir un discours différent. Dire ne suffit pas, ne suffit jamais, si l’autre n’a pas le temps d’entendre, d’assimiler, de répondre.

* Le vrai drame serait le silence des médias, une panne généralisée des ordinateurs, bref un monde livré à la parole des plus proches, à la seule appréciation personnelle.

* Le silence n’est pas un reste, une scorie à élaguer, un vide à remplir, même si le souci du trop plein de la modernité s’efforce sans relâche de l’éradiquer pour induire une permanence sonore.

* S’il était possible de tout dire de soi, ou de tout dire de l’autre, toute individualité serait anéantie. La disparition du secret est simultanément celle du mystère. L’ombre est nécessaire à la lumière.

* Le silence n’est jamais une réalité en soi, mais une relation. Il se donne toujours pour la condition humaine à l’intérieur d’un rapport au monde.

* Le silence est parfois si intense qu’il sonne comme la signature d’un lieu.

* Allié à la beauté d’un paysage le silence est un chemin menant à soi, à la réconciliation avec le monde. Moment de suspension du temps où s’ouvre un passage octroyant à l’homme la possibilité de retrouver sa place, de gagner la paix. Provisions de sens, réserve morale avant le retour au vacarme du monde et aux soucis du quotidien.

* Le silence et la nuit se renvoient l’un à l’autre, privant l’homme d’orientation, de repère de sens, le livrant à lui-même, à l’épreuve redoutable de sa liberté.

* Le silence n’est pas une fin en soi, sa qualité importe davantage, il n’est rien s’il ne traduit pas une approche de Dieu. En un sens la parole vaut le silence si l’un et l’autre sont imprégnés d’amour.

6 octobre 2011

S’arracher un morceau de chair


Je n’aime pas vraiment les expressions telles que : « Soyez disposés à mettre le prix! » ou encore : « Qu’êtes-vous prêts à sacrifier? » Elles contiennent un petit côté maso et misérabiliste qui enlève du piment au simple plaisir de l’existence. Il faut toutefois admettre qu’elles possèdent sans doute une bonne teneur en vérité, juste assez en tout cas pour accepter le fait « qu’il n’y en a pas de facile », surtout lorsque nous affrontons de véritables difficultés qui exigent créativité, effort d’invention et courage dans la recherche de solutions.

Dans l’histoire qui suit et que nous retrouvons dans son livre En vivant, en écrivant, Annie Dillard fait ainsi le parallèle entre l’écriture et l’obligation parfois de s’arracher un morceau de chair pour survivre et aboutir à un résultat ou une délivrance. Christian Bobin, lui, parle de « saigner de l’encre et perdre ce qu’on est au profit de ce qu’on voit. »

« Par un mauvais hiver, dans l’Arctique, il n’y a pas si longtemps, une femme algonquine et son bébé restèrent seuls après que tous leurs compagnons furent morts de faim dans leur camp d’hiver. Ernest Thompson Seton rapporte cette histoire. Cette femme s’éloigna à pied du camp où tous les autres étaient morts et elle trouva une cachette au bord d’un lac. La cachette contenait un petit hameçon. Elle n’eut pas de mal à y accrocher une ligne, mais elle n’avait pas d’appât et aucun espoir d’en trouver un. Elle prit un couteau et découpa un morceau de chair sur sa propre cuisse. Elle pêcha ainsi avec sa propre chair pour appât et attrapa une perche; en nourrit son propre enfant et se nourrit. Elle mit bien sûr de côté les viscères du poisson pour son prochain appât. Elle vécut seule au bord du lac, se nourrissant de poissons, jusqu’au printemps, quand elle repartit à pied et rencontra des gens. »

De la montagne


Tomas Tranströmer, poète suédois, prix Nobel de la littérature 2011.


Je suis sur la montagne et contemple la baie.
Les bateaux reposent à la surface de l’été.
« Nous sommes des somnambules. Des lunes à la dérive. »
Voilà ce que les voiles blanches me disent.

« Nous errons dans une maison assoupie.
Nous poussons doucement les portes.
Nous nous appuyons à la liberté. »
Voilà ce que les voiles blanches me disent. 

J’ai vu un jour les volontés du monde s’en aller.
Elles suivaient le même cours—une seule flotte.
« Nous sommes dispersées maintenant. Compagnes de personne. »
Voilà ce que les voiles blanches me disent.

5 octobre 2011

Rapporter l'infime à dos de chameau

Ça ne devrait plus me surprendre… mais ça me surprend encore. Une image, une pensée, des mots qui surgissent comme un éclair dans l’obscurité, sans que je m’y attende, ou péniblement, à la dure, après avoir creusé, approfondi, peaufiné.

Il y a ce léger plus, le détail oublié, l’angle de vue différent qui oblige à respirer et prendre du recul, accepter l’inconnu. Il y a le mouvement, et cette vie et cette mort qui changent tout.

Je suis curieux et je cherche à comprendre, depuis toujours. Jeune adulte, j’essayais parfois de donner mon opinion sur différents sujets. Je me souviens de la difficulté à m’exprimer clairement, à préciser ma pensée, à poser quelques mots sensés les uns à la suite des autres. J’employais tout le temps qu’il faut... pour me faire couper la parole. On ne supporte pas l’hésitation, précisons-le. Alors, j’ai pris l’habitude de me taire, d’écouter. Il me semblait entendre toutes sortes de propos intelligents qui coulaient de source de la part de mes amis, parents ou connaissances. Comment faisaient-ils? Était-ce un don? J’enviais leurs certitudes, j’enviais leur aisance, leur clarté. Mais n’avaient-ils pas de doutes, aucun espace pour le doute, pour la nuance?

J’ai dû apprendre à penser, à imaginer ce monde en mouvement avec ses pas de danse insensés. J’ai dû apprendre à m’exprimer, à préciser. Cette incapacité du début me rendait fou, mon orgueil en prenait un coup et je m’en sortais tant bien que mal en louvoyant ou en faisant le pitre et feignant de ne rien prendre au sérieux. Mais plus je m’enfonçais dans cette attitude plus je me renfrognais. C’était sans issues.

Vivre ne va pas de soi, car, au départ, n’avons-nous pas à digérer notre apparition sur terre, à reconnaître et accepter pleinement notre existence? Mais nous sommes condamnés à essayer, à nous aventurer, à jouer. J’ai donc délaissé les mots pour apprendre à jouer, pour apprendre à essayer et me gaver d’expériences. Puis j’ai enfin compris qu’il n’y avait rien de solide, de définitif et que je ne devais pas me leurrer moi-même par les pseudo certitudes que j’attribuais à la vie.

Tout bouge, tout change et n’importe quoi est en relation avec n’importe quoi, en interdépendance. Ceci explique donc cela : je comprends pourquoi j’avais tant de difficultés à m’exprimer. Je voyais un film devant moi, non pas un album photo. Je voyais la fluidité, le mouvement, la naissance et la mort, l’arrivée et le départ. Et ma raison et mes mots voguaient sans trêve et sans entraves dans les grands espaces du réel. 

Maintenant, je fouille dans le sable et rapporte l’infime à dos de chameau.
« La grande aventure, c’est de voir surgir quelque chose d’inconnu, chaque jour, dans le même visage. C’est plus grand que tous les voyages autour du monde », m’invite Giacometti, le grand sculpteur et peintre suisse. Je fouille dans le sable qui coule entre mes doigts pour ne retenir que quelques grains d’une sagesse toujours à reconstruire et à revoir, une sagesse transformée par ce présent qui illumine le visage des hommes.

Je suis toujours aussi hésitant dans mes paroles, toujours aussi malhabile et je ne comprends pas cette assurance toute souveraine dans les discours que j’entends et lis à gauche et à droite. Nous voulons tellement du solide, du certain et de la sécurité que nous avons fini par oublier cette grande aventure dans l’inconnu qui oblige à nous tenir constamment sur la pointe des pieds.

Je sais seulement que me détacher (voilà le plus difficile) m’amène de surprise en surprise.   


3 octobre 2011

Voir autrement

« Plus je travaille, plus je vois autrement, c’est-à-dire tout grandit jour par jour, au fond, cela devient de plus en plus inconnu, de plus en plus beau. Plus je m’approche, plus cela grandit, plus cela s’éloigne. »

Alberto Giacometti