30 juin 2011

Se libérer de celui qui libère


"De manière générale, comment pouvons-nous nous libérer en suivant un maître? Ne nous asservissons-nous pas plutôt, ce faisant? Nous tentons de devenir comme le maître, mais en le tentant, nous devons nier qui nous sommes. Nous empruntons de soi-disant vérités au détriment de nos propres perceptions. Dans la mesure où il s’agit de changer, une vérité effective ne doit-elle pas être notre propre découverte? Sinon, ne demeure-t-elle pas comme un idéal ou un objet de convoitise et, en tant que tel, nous enracinant davantage dans ce que nous sommes? Et qui nous garantit que le maître n’est pas un manipulateur? Un imposteur? Celui-ci fait-il ce qu’il dit? Le croyant n’est-il pas piégé par sa croyance et n’est-il pas forcément crédule? Ce qui s’annonce comme l’ultime libération ne s’avère-t-il pas la plus sournoise prison?" 

Pierre Bertrand, Pour l'amour du monde, Liber.

Le tapis rouge aux questions


J’aime les questions. Je devrais dire plutôt qu’elles m’aiment, elles. Elles se déposent dans un mortier que je traine toujours avec moi et dont je me sers pour les moudre, comme des épices, avec le pilon du bon sens. Ma porte est ouverte et elles entrent, parfois en se faufilant discrètement, mais en d’autres occasions je peux vous garantir qu’elles font un boucan de tous les diables…

La dernière en liste était celle-ci : est-ce qu’il y a une fin au questionnement?  Est-il possible d’aboutir un jour à la question ultime qui résumerait en quelque sorte toutes les autres, qui les contiendrait tous et nous mènerait ainsi vers la seule réponse possible englobant elle-même toutes les autres réponses entrevues antérieurement?

Une image a alors surgi. Je tiens un tapis rouge à bout de bras et il commence à se dérouler lentement au rythme des questions qui se brodent en lettres d’or sur sa surface. Une main invisible survole avec un fil au-dessus du tapis, exécutant l’œuvre, enfonçant l’aiguille qui dessine chaque lettre, chaque mot et à la fin ce point d’interrogation sans lequel rien n’avancerait. Bientôt je vois disparaître le tapis devant moi. Il s’éloigne de plus en plus en accumulant son lot d’interrogations les unes après les autres, sans ralentir. Du bout de mes doigts je ressens une vibration, l’œuvre avance, évolue, se fignole. Le tapis déroule. Je continue à le soutenir (à le nourrir?)…

Le temps s’écoule en suivant la mesure du travail accompli et que je ressens toujours dans mes mains. Puis, tout à coup, plus rien. Je demeure figé. Est-ce la fin? J’attends encore un peu. Je me penche enfin avec précaution et dépose délicatement l’ouvrage sur le sol. Entre mes jambes, je distingue alors une bordure rouge juste à l’arrière de mes talons. Je me retourne brusquement, surpris de la chose. Le tapis m’avait rejoint.

Avais-je fait le tour de la question?

Je me penche encore une fois, prends le tapis à deux mains et le soulève. Je lis lentement la dernière phrase écrite en lettres brodées d’or.

« Ne serais-tu pas toi-même la réponse à toutes ces questions? »

23 juin 2011

Le Diable Vert


Le temps chaud revenu, un soleil qui brille et le goût ultime de disparaître sous un couvert de silence, d’être envahi d’odeurs suaves, de baigner tout nu dans une nature prolixe. Il n’en faut pas plus pour quitter sans regret la vie de citadin et aller chercher son absolution dans un ailleurs sauvage, un ailleurs d’instants construits comme des haïkus, dans la simplicité et le dépouillement.

Au Québec, nous avons cette chance unique. Il y a plein d’espace pour changer d’air. Il y a de l’espace à profusion, et se retrouver seul au contact de la terre est dès plus facile. En camping, par exemple…

Il y a un endroit où la magie opère, une magie verte concoctée par un diable joyeux. J’y ai séjourné plus d’une semaine il y a une dizaine d’années de ça. En montagne, près de la petite localité de Sutton. Son nom : « Au Diable Vert ».

Nous avons planté notre tente dans une sorte d’alcôve au creux de la forêt. Un enfoncement d’une trentaine de pieds de diamètre près de la lisière d’un champ d’herbes abondantes dont la vue nous transportait jusqu’aux rondeurs montagneuses situées en face, dans le lointain. Une cavité fabriquée pour le mystère, un accès au bonheur d’un autre monde…

Le soir venu, une meute de coyotes se prononça sur notre arrivée : des hurlements incessants qui suivaient la courbe de cette lente agonie du jour. Des hurlements qui s’unirent à la vitalité hypnotique de notre feu de camp.

« Et encore et toujours, la terre caressante et persuasive m’attira dans son étreinte maternelle, la terre qui nous leurre perpétuellement… », m'atteste Ivan Bounine, l’écrivain russe, dans La Vie d’Arséniev.

La noirceur s’installa, entière, profonde, palpable au toucher. Je flairai un léger frétillement d’inquiétude, car mon sang s’agita, un peu comme avant le début d’une représentation, une excitation incontrôlée. C’est la première nuit sous la tente… Je peine à fermer les yeux et m’endormir. Puis un somptueux bal nocturne commença, sans préambule. Une sorte de froufrou déchira d’abord le silence : des battements d’ailes au-dessus de ma tête puis sur tous les côtés. Les envolées s’amplifièrent ensuite en un tourbillon stéréophonique déchirant l’air de toutes parts, accompagnées de petits cris stridents. Hiboux, chouettes, nyctales? Je ne saurais dire.

Le manège dura plusieurs minutes. Il me subjugua jusqu’au milieu de la nuit et je réussis finalement à m’endormir, épuisé, comme un enfant sans ressource devant l’inexpliqué.

Derrière ma tête, à hauteur du sol, un bruit me réveilla. La toile de la tente se renfonça légèrement. Plus intrigué qu’apeuré, je soulevai délicatement le rebord de la tente et aperçus la source de cette agitation : un petit bonhomme haut de quinze centimètres, un chapeau vert sur le chef, des pantalons de la même couleur avec des bretelles, de grands yeux doux et un sourire fendu jusqu’aux oreilles. D’énormes oreilles. Je le saisis par une main et il se mit à gigoter en riant. Je me réveillai à nouveau.

Je n’avais pas manqué mon rendez-vous avec le petit diable vert…


20 juin 2011

Se protéger de soi-même


Tout va bien. Un événement positif vient de se présenter dans notre vie, un gain ou un succès, par exemple. Inutile de dire que nous nous en attribuons tout de suite le mérite. Rien de plus naturel, en fait. Parfois verrons-nous peut-être un élément de chance, mais la chance c’est nous-mêmes qui la créons, comme dit l’adage.

Imaginons le contraire. Une perte, une difficulté, un insuccès, un déboire quelconque nous arrivent. Dans ce cas, le naturel qui revient toujours au galop décrète qu’il faut en chercher la cause ailleurs, donc chez les « autres » pour commencer, ensuite le gouvernement, puis les éléments et les circonstances et le hasard et j’en passe.

Si ça va mal, c’est pas de notre faute.

Notre orgueil nous en défend. Comment pouvons-nous être responsables de notre propre malheur? Victimes? Oui, ça c’est acceptable.

C’est pourquoi nous avons besoin d’une protection à toute épreuve, d’un bon père, de la chaleur rassurante d’un groupe organisé qui nous prennent en main jusqu’à ce que nous sentions hors de tout doute que nous sommes pleinement en sécurité. Dans nos prières, si prière il y a, nous exhortons un dieu lointain à prendre en charge notre destin, à nous protéger des coups du sort, nous et les nôtres aussi, et que le malheur s’abatte partout pourvu qu’il ne nous atteigne pas.

« C’est l’enchaîné lui-même qui coopère de la manière la plus efficace à parfaire son état d’enchaîné », nous mentionne Platon. L’obsession de la sécurité ne serait-elle pas devenue un boulet nous privant de toute liberté de mouvement et de changement?

Il n’y a pas plus inflexible que soi-même, il n’y a pas plus tendu, hérissé, j’oserais même dire dangereux que soi-même : celui qu’il devient nécessaire de surveiller et de traquer…

Alors, lorsque le temps s’y prêtera, durant ces moments où l’abandon deviendra le seul état plausible après maints périples et essais infructueux, dans ces moments ultimes comblés par le silence et où la solitude s’attachera au moindre espace qui vous est imparti, si l’aventure vous intéresse encore et que le courage demeure une vertu qui vous attire, vous pourrez alors murmurer à qui veut bien l’entendre : « Aide-moi à me protéger de moi-même! »


14 juin 2011

L'amour véritable


« L’amour véritable est le don que
Sous tout le firmament
Dieu a fait à l’homme.
Ce n’est pas le feu ardent de la fantaisie
Dont les souhaits, aussitôt exaucés, s’envolent.
Il ne vit pas dans le désir brûlant
Ni ne meurt avec lui.
C’est une sympathie secrète,
Un maillon d’argent, un lien soyeux
Qui dans l’âme et le corps
Peut unir à jamais les cœurs et les esprits. »

Maritimes


12 juin 2011

Dieu

         « Le silence est profond comme
                                                                                            l’éternité, le discours superficiel
                                                                                            comme le temps »
                                                                                                       Carlyle

Tu étais assis sur ton banc, comme à l’habitude. Le parc respirait la tranquillité et tu entendais le vent jouer dans la ramure du vieil érable qui te surplombait avec bienveillance. Des oiseaux et des écureuils se disputaient la place tandis que la quiétude t’envahit dans le silence de ton cœur.

Tu étais perdu dans tes pensées, lorsqu’il arriva à l’improviste. Tu te retournas et, une fois de plus, sa haute stature t’impressionna. Son sourire malicieux et son entrain imprégnèrent l’atmosphère d’une texture légère, aérienne. Il te jeta un regard pénétrant, s’assit en te donnant une tape dans le dos en guise de salutation puis attendit que tu parles. Il t’intimidait, c’est sûr. Il fit quelques mimiques et simagrées pour t’inciter à te laisser aller, à lui dire n’importe quoi s’il le faut.

« Parle-moi de Dieu », lui demandas-tu alors, sans préavis.

« Ah, Dieu! Mais de quel Dieu veux-tu parler? À quelle existence faisons-nous référence lorsque nous prononçons ce nom? 

« Je ne veux pas d’énigme, repris-tu sans hésitation. Je sais qu’il n’y a pas de réponses claires. Je peux admettre le mystère.  Je m’interroge tout de même : est-ce qu’il y a au moins une personne ici-bas qui peut apporter une réponse un tant soit peu satisfaisante au problème de l’existence de Dieu?  Même un athée convaincu n’en demeure pas moins obsédé. Pourquoi, d’une manière si universelle, l’être humain ne peut vivre sans au moins en préfigurer l’existence… ou le nier carrément? »

« Ce qui n’arrive pas est difficile à appréhender et à saisir, te répondit-il de façon énigmatique, après un long silence. Dieu n’a pas mis pied sur terre il y a deux milles ans après une retraite fermée de plusieurs siècles. Il n’est pas mort, non plus. Pendant longtemps, je me suis affairé à déterminer ce qu’il n’était pas et j’ai toujours cherché des preuves de son inexistence… Je me disais non pas ceci, non pas cela! Pas d’anthropomorphisme! Non, il n’est pas là-bas, au ciel, dans un royaume très loin!  Il y a cependant une limite à notre entendement. Dieu n’arrive pas. Il est.  Je crois fortement qu’il est venu éprouver en nous le « ce qui arrive» et par voie de conséquent, le « ce qui disparaît ». Il est en nous-mêmes et au cœur de la vie, de la nature, de la mort. Dieu est. L’Âme est. Je ne peux rien te dire de plus. »

« Et son plus cher désir demeure sans doute que nous acceptions ce grand jeu de création, disparition, de naissance et de mort, de changement, d’évolution, de dégradation. C’est pourtant ce que nous redoutons le plus et c’est ce qui entretient notre déchirement. »

« Tu ne te trompes pas, c’est ce que nous redoutons le plus. Le déchirement de l’âme est constant, car nous aspirons tous à un repos, « un repos éternel dans des bras divins ». Mais il y a aussi en nous cette parcelle divine, cette « âme », comme nous aimons la nommer, qui se meurt d’éprouver et d’expérimenter des situations, des événements qui ont du corps et du tonus, si je peux dire. Il est impossible d’imaginer quelqu’un sans déchirement profond, lisse et parfait comme une pierre polie. Nous sommes pleins de contradictions avec un conflit intérieur permanent. Et j’ose dire : pauvre homme aux prises avec cet âne buté, ce mulet impuissant qui s’obstine à poursuivre toujours le même chemin! »  

« Est-ce que ça veut dire qu’on devrait tout foutre en l’air, prôner l’anarchie, accentuer le désordre, je ne sais pas… afin de vivre pleinement et faire plaisir à Dieu? »

«  Non, non, je ne vais surtout pas jusque-là. Je parle de l’approfondissement des expériences humaines. Je parle de pénétrer dans la vie avec vigueur et courage, de s’y abandonner pleinement. De s’enraciner aussi, afin de comprendre les préoccupations du monde et non pas juste se faire plaisir.

«  Une vie imprégnée d’âme… »

« À l’intérieur d’un honnête serviteur, le moi. Le gardien de cet ange fou et rêveur…»

Tu demeurais perplexe. Tu espérais une réponse, LA réponse qui éclaire tout avec la soudaineté de l’éclair. Un "Dieu pour les nuls" pour ainsi dire, sans fioritures ni complications. Tu songeas alors qu’on avait peut-être inventé Dieu pour faire une sorte de ménage, un grand ménage du printemps de l’inexpliqué. Il y a dans l’homme une telle part de grandeur, d’horreur et de folie, de contradictions et de vanités de toutes sortes, pensas-tu. Il ne saurait donc se satisfaire de ce désordre sans faire place à un grand maestro qui contrôle tout avec une balayeuse et ses produits de nettoyages. Une tentative honorable d’explication…!

Une mouche, une simple mouche commença à déambuler sur ton bras. Tu te mis à l’observer. Voilà une mouche : petit insecte menu, mais bien réel, là devant toi, avec des yeux globuleux et des pattes fines comme de la soie dentaire. Un être unique. Cette mouche-là. Ses pattes avant se frottèrent ensemble, elles s’aiguisèrent comme avant un combat au couteau. Ses ailes frétillaient et toute sa vie de mouche sembla crier à l’univers et à la multitude des humains : « Voici, entendez cette humble vérité, je suis une mouche! ».

Tu as ensuite essayé ça avec Dieu. Ce mot, exclusivement, car voilà le problème avec Dieu : nous ne pouvons le voir déambuler sur notre bras. Il n’ose pas, par pudeur sans doute. Mais alors comment s’est entendu l’être humain pour tant écrire, discuter, discourir en long et en large sur ce qu’il n’a jamais vu, entendu, touché, senti, sur ce quelque chose que l’on comprend encore moins, Dieu? 

Une petite mouche sur ton bras… Et si c’était ça, Dieu? Dieu la mouche qui se déplace incognito, loin, très loin du mot prononcé dont nous sommes si fiers et devant lequel nous nous inclinons comme devant une idole. Fétichisme? Peut-être. Mais dire qu’à cause de ce mot, la terre est à feu et à sang. Nous entretuer bêtement pour un mot… C’est à se demander s’il n’a pas été inspiré par le diable lui-même…

Tu vis un sourire s’épanouir sur le visage de ton ami et maître. Il se leva, marcha lentement en regardant autour de lui. Puis se mit à chanter. Quelque chose dans sa langue à lui. Quelque chose de si beau dans l’indolence de ce matin ensoleillé que des larmes vinrent à couler sur tes joues. Il revint s’asseoir. Te regarda. Prononça ces mots : « Éveille-toi maintenant, tu peux tout oublier. Je suis caché dans ton silence. S’il te plait, ne le trouble pas! »


10 juin 2011

La voix de ceux qui ne crient pas


Lu ce matin de la plume de Desjardins dans le Voir Québec du 1er juin 2011:

« Me reviennent ces mots tirés d'un roman d'Amos Oz:
« Vous ne devez pas oublier que si la voix humaine a été créée pour manifester la désapprobation et le ridicule, elle est fondamentalement constituée d'un fort pourcentage de propos pondérés et précis qui sont censés s'exprimer en termes mesurés. Le tapage est tel qu'il semblerait qu'une telle voix n'a aucune chance, pourtant elle mérite de se faire entendre. »

Je tiens à les mettre en lien avec cette courte pensée écrite il y a quelques années :

« Il ne faut pas contenir la voix de ceux qui ne crient pas. Ce sont eux qui portent la vie avec sagesse, persévérance et amour. Du même coup, leurs gestes et attitudes parlent tellement fort qu’ils couvrent à la fois les plaintes sinistres et le bruit excessif de tous ces névrosés atterrés par leurs peurs de même que la panoplie de gens si prompts à quémander l’approbation de tous.

La voix de ceux qui ne crient pas applique sur l’existence ce sceau de respect et de dignité de chaque être. La voix de ceux qui ne crient pas comprend les écarts et les faiblesses, ne condamne pas, unifie, magnifie le passage de toute vie sur terre... ainsi que la mort. »