29 juillet 2010

La prise du sommeil


Lorsqu’arrive le moment de se coucher, tout enfant se rebiffe. Il y a tant à faire, à explorer, à jouer et le sommeil se transforme alors en une punition, une sorte d’arrêt de mort.

Je n’ai pas été différent des autres enfants, loin de là, sauf que lorsque la cause devenait entendue ma seule idée était de m’endormir au plus vite afin de continuer ma course effrénée dans ce que je nommais mes « aventures ».

Dormir pour rêver.

Il y avait aussi cette émission télé pour les jeunes que je regardais avec attention vers l’âge de dix ans. Je me souviens d’une portion qui m’intéressait beaucoup. Un personnage déguisé en explorateur ou scientifique s’installait et répondait durant quelques minutes aux questions qu’on lui posait par écrit. Je le trouvais savant et il aiguisait ma curiosité.

Une question me tripatouillait l’esprit. J’aurais aimé connaître sa réponse, mais je ne me décidai pas à lui écrire, par gêne ou par paresse sans doute. J’aurais pourtant dû. Car elle continue à me chicoter, même encore aujourd’hui.

D’autant qu’elle est universelle, cette question.

D’autant qu’elle nous touche de près tous les jours.

Je n’ai jamais renoncé à la fascination qu’elle engendre chez moi depuis cette enfance lointaine. Elle concerne évidemment le moment où nous nous endormons. Je me demandais, et me demande encore, ce qui se passe en nous au moment même de cette bascule de l’éveil à l'endormissement? De quoi est constitué cet instant charnière? Quel mécanisme le provoque? Pouvons-nous être conscients de ce moment malgré que nous tombions dans le sommeil, donc dans une sorte d’inconscience?

Bien que mon questionnement d’alors ne fût pas aussi précis qu’aujourd’hui, il continue néanmoins à me hanter. Bien sûr la technologie du scannage du cerveau demeure et demeurera la voie privilégiée pour l’élaboration d’hypothèses de toutes sortes. À ce niveau, la neuroscience favorise plein de découvertes plus extraordinaires les unes que les autres. (Il est maintenant reconnu que l’hypothalamus antérieur joue un rôle essentiel dans le processus.)

J’ai l’intuition toutefois qu’un inexplicable sera toujours présent compte tenue de la difficulté à bien définir ce qu’est la conscience et qui est l’agent de cette conscience.

La plupart des scientifiques et autres « ingénieurs en mécanique corporelle » s’entendent pour une représentation toute matérialiste de l’être humain. Du bout des orteils jusqu’au dessus du crâne, nous ne serions en définitive qu’une cargaison de quelques kilos de saucissons frais chapeauté et conduit par un ordinateur super-puissant composé de milliards de gigaoctets de mémoire vive.

Les scientifiques matérialistes et réductionnistes ne s'enfargent pas dans les détails. Moi, si. J’ai mon propre laboratoire d’expérimentations et même si je reconnais que mes expériences ne sont pas reproductibles à volonté, je continuerai toujours à envisager que nous sommes beaucoup plus que notre propre cerveau.

Je sais que cette merveille de la création recèle d’innombrables mystères et que nous n’aurons jamais fini de les comprendre. Le cerveau de l’homme est une machine prodigieuse et je suis très à l’aise avec cette reconnaissance. Mais je demeure encore cet enfant innocent qui se demande pourquoi il lui arrive souvent d’être conscient qu’il rêve et qu’il peut vivre à volonté des expériences dans cet état. Quel est donc ce phénomène? Saurait-on me l’expliquer? Et saurait-on expliquer à ce même enfant pourquoi il lui arrive souvent de s’endormir tout en demeurant conscient qu’il s’endort? Comment est-ce possible?

L’enfant dit : « Il n’y a rien d’impossible! »

27 juillet 2010

L'énergie de soi

« Seul l’amour ou la compassion contient une énergie suffisante pour changer la réalité. Ce changement ne s’effectue pas à partir d’une idée, d’un idéal ou d’une idéologie, mais à partir d’une grande énergie joyeuse qui n’est rien d’autre que l’amour ou la compassion même. La joie ou le bonheur n’est pas le but ou la finalité du changement, mais la seule force capable de l’engendrer. Elle est au départ ou à la source, et non à la fin. C’est parce que nous éprouvons de la joie que nous pouvons changer quelque chose dans le monde, dans notre manière d’être, dans nos relations avec les choses, les objets et les êtres. Et non pas : nous devons changer quelque chose dans le monde afin d’éprouver de la joie. Un tel changement, précisément parce qu’il émane de la joie ou de la compassion, est effectif ou réel. C’est dans la vie même, dans les rapports aux autres, dans la plus concrète quotidienneté qu’il s’effectue. Certes, il passe souvent inaperçu. Il ne s’accomplit pas sur les devants de la scène, mais dans les coulisses de la vie. Il ne s’exhibe pas dans l’identité d’une œuvre, mais s’incarne dans l’inconnu d’une vie. Il n’est pas l’objet d’un programme politique, il n’est pas le fruit amer d’une utopie, mais une invention toujours nouvelle et imprévisible. »

Pierre Bertrand, Pour l'amour du monde, Liber.

26 juillet 2010

Passions dévorantes

(...) m’étonnent ceux qui ont une telle capacité de vies multiples, par exemple par la passion. En peu de mois, ils éprouvent quelques coups de foudre suivis de quelques relations amoureuses. Je croyais que la perte d’une passion exigeait un travail de deuil, et qu’après une telle épreuve il fallait un certain temps pour renaître à l’existence. En outre, ce va-et-vient perpétuel d’épouses, de maîtresses, d’enfants, de professions, de voyages initiatiques et sentimentaux, me fait songer à de médiocres pièces de boulevard où, à chaque instant, surgissent des placards ou du dessous des lits des personnages convenus.

Pierre Sansot in Psychologie.com

23 juillet 2010

Mat en 32 coups !

Comment s’arracher à un monde « où tout est fini avant d’avoir commencé? », se demande Robert Lalonde dans son livre « Que vais-je devenir jusqu’à ce que je meure? »

À la blague j’avais un jour lancé à mon adversaire qu’il était inutile de jouer notre partie d’échecs puisque j’avais trouvé une stratégie infaillible qui surpassait toutes les autres et englobait toutes les possibilités de réfutations. « Tu es mat en trente-deux coups, assurés! » Ah oui?

Le jeu est métaphore. Le jeu est épreuve et sa conclusion la preuve.

Comment pourrait-on avoir l’affront d’affirmer qu’il est inutile de jouer puisque tout est « joué d’avance »? Personne ne nous prendrait au sérieux…

Alors, nous sachant pris entre ces deux extrêmes de naissance et de mort, nous sachant dans l’obligation de combler cet abîme, connaissant l’énergie que cela prend pour créer un chemin, le défricher, avancer dans le noir et découvrir des lieux effarants, les explorer avec courage, y déceler illusions et chausse-trapes, vivre en quelque sorte et s’émerveiller en toute innocence, réfléchir à ce vivre puis le décrire, l’éprouver de toute son âme pour en concevoir un sens, alors, en effet, comment pourrait-on supporter d’entendre d’une quelconque autorité qu’il y a une réponse toute faite pour vous à cette question du vivre, que nous détenons une vérité sans faille, qu’il est inutile de réfléchir, d’entreprendre, de créer, que tout se joue en votre faveur si vous vous abandonnez entièrement à nos bons soins?

Comment peut-on s’arracher à ce monde de certitudes, à ce mal des conclusions, des croyances et des incroyances? Comment déjouer la peur de les transgresser? Comment exprimer davantage son amour de vivre qu’en explorant toutes les possibilités, l’infini des possibilités qui nous attendent lorsque le mouvement et l’expérience sont nos seules guides?

Il n’y a pas de retour ni de repos lorsque nous nous arrachons à l’emprise du « tout est fini avant d’avoir commencé ».

Comme l’affirmait si bien Alan Watts : « La vie est un jeu dont la règle première est celle-ci : attention, ce n’est pas un jeu, soyez sérieux! »

22 juillet 2010

Le carroussel


C’est fou comme nous pouvons stoker des pensées inutiles et absurdes dans une journée.

Arrêtons-nous quelques instants et suivons la cadence infernale de ces pensées qui tourbillonnent en nous. On a l’impression d’un carrousel laissé à lui-même, sans opérateur, et qui tourne et tourne pour la seule raison que rien ne le retient.

Je suis moi-même stupéfait par la teneur et la tenue de ces images, impressions et idées qui viennent effleurer ma conscience; ces histoires sans fin que je me raconte, ces beaux rôles que je m’accorde. Je suis celui qui a raison, celui qui pointe en direction du tort. Je suis sans pareil! Pour peu, je deviendrais ce dieu tout-puissant éloigné de tous les maux de la terre et qui jette un regard inquisiteur et infaillible du haut de son ciel en direction de ce menu fretin dont il est bien sûr séparé et à l’abri.

Ces scénarios qui se prolongent dans l'allégresse, sommes-nous condamnés à les supporter, sommes-nous seulement enclin à vouloir s’en débarrasser ou, à tout le moins, ne pas les prendre au sérieux?

J’ai parfois l’impression qu’un mauvais génie préside à l’élaboration et à la mise en valeur de l’égo, de ce moi merveilleux et sans failles.Il a une telle force qu’il annihile même la moindre tentative, la moindre volonté de seulement l’apercevoir du coin de l’œil, de le détecter puis de reconnaître son existence. Car son énergie est puissante. Il s’empare de nous dès que possible, dès que nous avons conscience qu’une personnalité nous habite, que nous sommes séparés et différents des autres, dès notre plus jeune âge.

J’y vois une tragédie pour l’homme. Toute sa souffrance.

Il faut voir comment il préside à la création et au maintien d’idéologies, de confessions religieuses. Il faut voir son désir de domination lorsqu’il enfle à l’abri de tout contrôle. Il faut le voir élaborer des stratégies et des systèmes complexes reléguant chaque individu au rôle de figurant et d’abstraction, des pions dont il est désormais permis de manipuler et même de se débarrasser.

Mais une question demeure. Ultime. Primordiale. Peut-on contrecarrer ou du moins contrarier ce mauvais génie, assez pour le reléguer à cette seule fonction de curiosité, comme artefact dans un musée des horreurs que l’on visite en sachant que tout ça n’a pas d’existence réelle?

Pouvons-nous seulement reconnaître l’existence d’un bruit de fond qui n’a aucunement sa place à l’intérieur de nous? Est-il possible de nous imposer un silence salvateur? Quel effort cela nécessite-t-il?

Et si ce carrousel infernal finit par arrêter, à quoi devons-nous nous attendre?

Pouvons-nous nous dispenser de ce questionnement?

20 juillet 2010

Fou de bonheur

Lors d’une recherche effectuée il y a quelques années, je suis tombé par hasard sur un article traitant de l’état de bonheur. On y mentionnait la théorie de Richard Bentall, psychologue à l’université de Liverpool, affirmant que le bonheur devrait être inclus dans la liste des maladies mentales parce qu’il cause des distorsions cognitives du même genre de celles qu’on retrouve chez les personnes souffrant de certains désordres du système nerveux. Cette théorie était publiée dans le « Journal of Medical Ethics (2002) ».

Surprenant? Pas vraiment. Comme l’exprime si bien Yvon Rivard dans son essai, Une idée simple, « le bonheur est toujours suspect ». Cependant, « le malheur, petit ou grand, n’a jamais de mal à convaincre qui que ce soit de son existence, il s’impose au corps et à l’esprit, hors de tout doute… »

Personnellement, j’avoue que je n’ai aucune aptitude ou aucun talent pour le malheur. J’en suis même arrivé à croire que nous serions peut-être malheureux pour la simple raison que nous ne savons pas que nous sommes heureux…

Alors, suis-je fou docteur? Serait-ce une distorsion cognitive qui m’afflige sans que je le sache?

Je ne dis pas qu’il n’y a pas de coups durs, je ne dis pas que la vie est facile, ce serait absurde. Je pense seulement qu’il est dans notre devoir d’être heureux malgré les aléas de la vie. Ils arrivent, ils s’en vont, nous n’y pouvons rien. En conséquence, un effort est de mise, un état d’esprit est de mise, car ce bonheur est non seulement difficile à trouver en soi, mais impossible à trouver ailleurs.

Une autre vision fait rage et a fini par se frayer un chemin en nous de manière insidieuse. Celle qu’il est indécent, voire scandaleux de prétendre au bonheur alors que partout autour de nous la misère existe de façon endémique. Je reconnais la délicatesse du sujet. Si nous sommes lucides ou conscients de l’état lamentable d’une bonne partie de l’humanité, comment oser se permettre, en effet?

Rivard, cité plus haut, propose plutôt de ne pas renoncer, car le bonheur n’est pas juste une chance, mais une tâche qui demande beaucoup de patience. Il ne faut pas le dénigrer non plus, de peur de détruire l’espoir d’y parvenir chez tout homme. « La première tâche qui s’impose, si difficile soit-elle, c’est d’assumer totalement le bonheur, de le partager avec tous les déshérités plutôt que de les offenser en feignant de comprendre leur malheur ou en en faisant un absolu. » L’univers n’est pas que chaos et la vie cherche continuellement à se manifester malgré sa dualité inhérente. Il serait vain de chercher à abolir la nuit, de chercher à aplanir toutes montagnes, car elles nous offensent.

L’auteur considère également que l’art a une grande part de responsabilité dans cette affaire. Il cite Camus qui a toujours pensé que « l’art n’était rien si finalement il ne faisait pas de bien, s’il n’aidait pas. » Il cite John Gardner qui affirme que tout art véritable est moral : « Son but est de rendre la vie meilleure, non de la dégrader. (…) l’art est porteur de vie. »

Cet effort en est un de créativité et ne doit pas nous rebuter. Si humble soit-il, il apporte tout de même un peu de vie à cette vie qui en a bien besoin. Et le bonheur se cache peut-être là : dans l’action de modérer les transports du désespoir.

19 juillet 2010

Question de vie ou de mort

«Écrire est une arme pour lutter, pour persévérer. La vie est souvent difficile, cruelle, voire brutale. Écrire aide à passer au travers, à se faufiler, à déplacer les impasses. Écrire ne consiste pas à faire de la littérature avec la vie, mais, tout au contraire, de la vie avec la littérature. C'est dans l'acte d'écrire que les lectures, les impressions, les idées reprennent le plus vif contact avec la vie la plus concrète. Car écrire est une question de vie ou de mort. On écrit pour survivre, non pas nécessairement pour ne pas se tuer, comme le dit Cioran, mais, plus profondément, pour ne pas être un mort-vivant, pour insuffler une vitalité particulière à une quotidienneté qui risque toujours de tomber dans la routine, dans la monotonie. »

Pierre Bertrand, Le corps silencieux des choses.

16 juillet 2010

Rouler

« Mais quand je roule à vélo

La tête dans les étoiles et dans le vide

Le vent est doux, j’hallucine…

Je roule à vélo

La nuit est claire,

Le chemin désert

Je suis invincible,

Intouchable et immortel… »

Daniel Bélanger

15 juillet 2010

Cinéma maison en 3D et son surround


Il y a un coin d’ombre dans ma cour arrière où je m’installe le plus souvent avec l’envie claire de me laisser à l’abandon des choses. Les images s’agrandissent alors et les sons se précisent en un joyeux éclatement de beautés. Je baisse parfois les yeux, contemple la page blanche à combler de mon tourment d’écriture ou regarde les quelques lignes du livre que je traine avec moi.

Mais la tentation est trop forte...

Mon regard se pointe à nouveau là devant dans un brusque changement aux contrastes violents et chargés d’émotions. Les hémérocalles m’entourent de leurs longs cous gracieux et une compagnie de rudbeckies jaunes safranées me scrute avec une surveillance accrue, car ils savent reconnaître la bienveillance d'un humain. Les clématites mauves exultent dans le treillis et plus loin les fougères se dandinent main dans la main sous le tilleul.

Tous ces charmes me disent que la vie est bonne, compagne de cette terre qui nous accueille toujours à bras ouvert.

Je ne me lasse pas. Je reconnais bientôt le gazouillis des mésanges qui pigrassent dans les grands érables, puis le chant de la paruline bleue venu s’établir l’an passé dans ces mêmes arbres. Je sais que ces oiseaux ne chantent que pour satisfaire leur certitude de l’amour.

Je suis entouré par les dieux de la nature. Et qu’est-ce que je pourrais faire d’autre que me taire puisque jamais je ne pourrais rivaliser avec autant d’innocence !

Il est des moments où l’on voudrait que tout s’arrête, que les heures et jusqu’aux secondes même cessent de courir, car le spectacle devant soi est tellement captivant et que l’on désespère de ne rien vouloir manquer. Le véritable spectacle se tient devant nous, à notre portée, et peut-être devrions-nous nous tourmenter de manquer ne serait-ce qu’un seul battement d’ailes du monarque ou qu’une simple note du bruant chanteur.

Je crois que c’est à se vautrer devant cet intermédiaire facile qu’est la télévision que l’homme s’éteint. Il baisse alors les yeux et devient sourd. Il participe à une mécanique qui le tue petit à petit. Une mécanique captivante, soit, mais qui l’oblige à se désintéresser du vivant qui ne cesse de s’éclater gratuitement sur cette toile infinie, là devant.

Oublier ce vivant, c’est s’oublier soi-même.

9 juillet 2010

Théâtre de l'absurde

Mon ouïe s’éteint. Lentement, inexorablement. La surdité devient mon lot, résultat de lésions dues aux bruits qui ont fini par encombrer l’oreille interne. En revanche, des acouphènes sonnent de plus belle. Là je parle d’un autre monde, non plus de surdité, mais « d’ab-surdité »!

Ah la vache !

« Ne pas mâcher ses mots est bien, à condition de bien ruminer, au préalable, ses idées. »

Louis-Philippe Robidoux, Feuilles volantes

8 juillet 2010

Mains de fer dans des gants de vélo


C’est inévitable. Quand l’été s’installe, ma « rossinante » piaffe d’impatience dans le cabanon. Je l’entends cogner dans la porte et s’indigner de la laisser trop longuement au bercail. Elle veut la route, elle veut grignoter des kilomètres de route, fendre le vent, grimper des côtes impossibles, rouler à pleine vitesse dans des descentes à faire tressaillir les anges, elle veut sa liberté, son bonheur, et cette volonté devient la mienne puisque depuis si longtemps nous ne faisons qu’un, elle et moi, dans un partage d’euphorie et de douleur.

Dès que l’occasion se présente, j’enfourche mon vélo, un hybride pas d’allure en chromoly, léger, confortable, vingt et une vitesses aux poignés et docile comme pas un. Je sais, il se fait beaucoup mieux sur le marché, mais je suis fidèle, car ce vélo a scandé mon rythme sans jamais défaillir et il s’est tellement imprégné de ma personne qu’il a fini par en devenir mon extension personnelle. Je lui ai même donné un nom : Mike Dubé. Comme dans Mike the bike et Dubé, du bécik. (En passant, mon ex grand boss s’appelait Michel Dubé. Comme quoi il ne cessera jamais de me faire pédaler, lui…)

Mon vélo n’est pas fait pour la course, il n’existe que pour me transformer en ti-cul de 12 ans toujours avide de sensations et de liberté. Je m’accroche bien fort à son guidon et je prie alors de ne pas me casser la gueule.

Mais surtout, je lui suis redevable de randonnées inoubliables…

Vallée de la Jacques-Cartier. Je roule comme un fou. Je suis seul sur un sentier, éperdu dans la forêt, amoureux de toute cette verdure sauvage, un oiseau volant à travers les arbres, un loup sans repos, sans besogne. De longues minutes à transcender racines et roches, à transcender la peur, pour aboutir finalement au calme de la détente parfaite.

Saint-Léon de Standon. Les Appalaches et ses routes aussi peu plates qu’une paix définitive au Moyen-Orient. Je m’arrête près de la rivière Etchemin, écoute deux ou trois portées du chant de l’Oriole de Baltimore perchée au faîte d’un grand peuplier puis repars, satisfait, vers mon refuge dans la forêt.

L'Isle-aux-Grues. Au sud de l’île, dans l’érablière, le chemin se transformant en minuscules circuits presque imperceptibles à l’œil à travers les broussailles. Qu’à cela ne tienne, je roule. Je veux me perdre dans ce labyrinthe, mais je n’y arrive pas, car tout sentier aboutit inévitablement quelque part…

Il y a aussi la ville. Je connais ses dangers, je sais la coexistence difficile avec l’automobile. Ma monture devient alors toute petite, et sans jouer au plus fin le gamin se fait adulte, vulnérable et respectueux, néanmoins avide de grignoter côtes et entrecôtes, à manger du bitume avec appétit et jouir d’instants précieux.

Je ne ferai jamais le « Tour de France ». Je ne veux que pédaler au rythme du vent qui siffle à mes oreilles et continuer aussi longtemps que le corps me le permet. Je rêve d’un monde à vélo et de longs sillages lumineux. Je rêve de traces de bonheur roulées dans l’effort qui embellissent quelques moments de nos vies.

Je veux des milliards de vélos et des milliards de ti-culs!

6 juillet 2010

Isle-aux-Grues


La batture étend sa longue procession de splendeur verte à marée basse. On dirait encore le fleuve, mais habillé d’un pantalon de hautes herbes tacheté ici et là de plaques d’argent. On voit les oiseaux jouer dans ses coutures puis se perdre dans des poches d’eau stagnante à la recherche sans doute de quelques trésors enfouis. Des îles au large font la garde et espèrent tenir le plus longtemps possible, comme des boutons, jusqu’à ce que le fleuve décide encore à se déshabiller…

5 juillet 2010

Le pécheur

Une histoire que je savoure avec plaisir. Puisée dans le magnifique livre d’Henri Gougaud : Le livre des chemins. Son titre : Le pécheur.

Je la résume.

« Il vivait à Lublin, Pologne. Tout le monde le détestait. Il était pécheur, vicieux, inconséquent, haïssable et content de lui. Scandaleux et imaginatif, mais seulement dans l’art nocif du libertinage anarchiste. Et comble de l’indignité, pas le moindre remords. Jamais.

Un seul l’aimait sans la moindre réserve, celui que l’on nommait le Saint. Il l’accueillait à bras ouverts dans sa maison, il le traitait en grand ami, il lui faisait conter ses frasques et tous deux riaient de bon cœur en sirotant leur thé au miel. Les disciples de ce bon maître n’y comprenaient strictement rien.

Un jour, ils décidèrent de lui exprimer leur désarroi.

— Nous connaissons votre bonté, lui dirent-ils, mais de là à le recevoir comme un frère, n’en faites-vous pas un peu trop?

— Certes non, répondit le Saint. Moi, cet homme-là, je l’admire. C’est un pécheur, soit. Et alors? Pourquoi croyez-vous que le diable fait miroiter ses tentations, ses délices, ses illusions, ses faux bijoux au nez des êtres? Non point pour les voir succomber, mais plutôt pour les entraîner de remords en pesanteurs d’âme et de tristesse en dépression. L’angoisse qui naît du péché, voilà bien l’enfer véritable. Or notre homme reste joyeux malgré ses fautes, ses sottises. Il n’en fait pas des montagnes, et qui reste le bec à l’eau? Satan, l’empoisonneur de vie. Ce filou est une merveille. Dieu doit être content de lui! »